L’été aura permis à plusieurs analystes de se
prononcer sur le mouvement étudiant au Québec, sur ses revendications et ses
mécanismes de mobilisation, entre autres. Si plusieurs analyses mettent en
exergue le côté novateur de ces derniers, celles qui se penchent sur le
caractère novateur du rapport à la connaissance qui est entretenu par les
étudiants québécois mobilisés se font plus rares. Et bien qu’on puisse trouver
plusieurs articles et essais comparant le mouvement étudiant actuel à d’autres
mouvements, le rapprochant de certains et le contrastant avec d’autres, il
est plus difficile de trouver des réflexions sur les interprétations nouvelles
et contextuelles de la réalité qui émergent de ce mouvement.
Les étudiants ne sont certes pas les premiers
«à prendre conscience de leur aliénation et de se lever contre les forces qui
les dominent» (Boltanski, 2009, p. 35) et à forger leur compréhension de leur
pouvoir d’action. Ils ne sont pas les
premiers à concevoir, dans un processus itératif, des procédures novatrices de
praxis et de prise de décision. Le recours aux métadiscours/ à la métacritique
n’est pas nouvelle non plus. Mais dans
le contexte hégémonique actuel, où l’ordre social s’inscrit tant dans les
procédures de discussions et les relations de pouvoir que dans le rapport à la
connaissance et aux mécanismes de sa conception, il me semble possible de voir
émerger une cognition politique nouvelle.
La CLASSE, en particulier, a adopté un
paradigme politique ancré dans une démarche critique qui s’oppose au réformisme
associé à la résolution de problème et qui s’ouvre à des ordres sociaux
potentiellement autres. De façon plus importante encore, des groupes
d’étudiants et de citoyens réunis tantôt virtuellement, tantôt mobilisés en
assemblées citoyennes formelles et informelles, ont rompu avec les institutions
de l’ordre social (de façon éphémère parfois, mais c’est une rupture qu’on ne
peut ignorer). L’ouverture à l’alternative se retrouve à la fois:
dans la mise à distance réflexive
des conditions structurales de l’exploitation, de la domination et de
l’oppression ;
-
dans leur historicisation (un saut
dans les médias sociaux permet d’identifier des exemples puissants d’un examen
critique de la situation actuelle dans le temps
historique, long, tel que décrit par Braudel, comme moteur potentiel de
changement de l’ordre social) ;
-
dans les procédures s’opposant à
l’autoritarisme, ouvertes à la confrontation et visant à atténuer l’asymétrie
dans les compétences métalinguistiques et les modes participatifs des
délibérants (bouleversant ainsi la normativité procédurale considérée comme
seule légitime par les partisans du statu quo);
-
dans le mode d’évaluation (jugement
de valeur) des formes autres
d’organisation politique, incarnées entre autres dans les expériences
procédurales novatrices.
La construction de sens qui a mené à ce type
de cognition sociopolitique demeure toutefois problématique puisque
difficilement accessible à ceux qui n’ont pas participé à sa conception dans la
praxis, c’est-à-dire qu’il semble que
le métadiscours qui oriente la construction de sens – procédurale, politique,
social - au sein du mouvement étudiant émerge non pas de quelque théorie, mais
de la pratique de l’action politique et sociale. C’est en saisissant la nature
singulièrement contextuelle et émergente de cette praxis, de cette
connaissance, qu’il est possible de comprendre l’opposition parfois virulente
aux propositions procédurales et ontologiques des étudiants dits «radicaux»
puisque critiques de l’ordre social actuel et de ses mécanismes de maintien
hégémonique. Les remises en question des
structures actuelles (politiques, sociales, économiques), autant que les
possibles envisagés, bouleversent profondément la sécurité ontologique
surdéterminée par ces mécanismes et intériorisée sous la forme
d’idéologies. Les jugements moraux
«traditionnels» (au sens weberien) et le sens commun se heurtent également à
des barèmes de jugements de valeurs longtemps occultés ou marginalisés par
l’économie politique. Parmi ces barèmes/ prémisses se trouvent ceux relatifs
aux droits inaliénables, à la conception de l’humanité dans son essence, à la
nature et au rôle du collectif et du social qui conduisent sans équivoque à la
condamnation de l’ordre social existant et à des expériences procédurales
structurales à une échelle très locale et contextuelle.
Pour les partisans du statu quo (ou du retour
à un passé idéalisé) le fait même de cette condamnation, de ces expériences est
inadmissible. L’ordre social existant accepté comme donné et immuable est
rassurant – les joueurs connaissent les règles du jeu et considèrent ceux qui
ne s’y plient pas comme une menace ou comme mauvais joueurs :
«groupuscules», «radicaux», «marginaux», autant d’épithètes qui servent à
minoriser (au sens d’exclure du pouvoir) la critique et son potentiel
émancipateur.
Il est évident que les positions de ceux
qui oeuvrent au maintien de l’ordre
social et de ceux qui cherchent à le changer sont irréconciliables. Il importe
de souligner, toutefois, que des milliers de Québécois naviguent entre ces deux
pôles. L’enjeu consiste à les rallier à
la possibilité de quelque chose de mieux, ce qui ne semble possible que par la
praxis, la construction de sens par l’action politique et sociale. Les
casseroles en étaient un exemple intéressant.
Je crois ainsi que nos efforts devraient
s’inscrire dans l’invitation au dialogue et à l’action. Plutôt que d’essayer de convaincre les
Québécois de la justesse de la critique sociale et d’un projet sociopolitique
orienté vers la justice sociale, il importe de leur offrir des occasions de
participer à cette critique. La campagne électorale peut répondre à cet
impératif en partie, peut-être, mais pas sans que ne soient remises en question
la structure même et la raison d’être du système politique actuel. Le dialogue
et l’action devront ainsi fournir les occasions de mettre en évidence les
contradictions du système et son incapacité à trouver «en lui-même les
ressources nécessaires pour résoudre ces contradictions» (Boltanski, 2009, p.
31), ils devront également rendre transparents les barèmes normatifs
substantiels et les ouvrir à l’autocorrection.
Des étudiants ont déjà pavé un chemin dans
cette direction, je propose (à nouveau) qu’on les suive.