mardi 17 juillet 2012

De la critique pragmatique du mouvement étudiant

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L’été aura permis à plusieurs analystes de se prononcer sur le mouvement étudiant au Québec, sur ses revendications et ses mécanismes de mobilisation, entre autres. Si plusieurs analyses mettent en exergue le côté novateur de ces derniers, celles qui se penchent sur le caractère novateur du rapport à la connaissance qui est entretenu par les étudiants québécois mobilisés se font plus rares. Et bien qu’on puisse trouver plusieurs articles et essais comparant le mouvement étudiant actuel à d’autres mouvements, le rapprochant de certains et le contrastant avec d’autres, il est plus difficile de trouver des réflexions sur les interprétations nouvelles et contextuelles de la réalité qui émergent de ce mouvement.

Les étudiants ne sont certes pas les premiers «à prendre conscience de leur aliénation et de se lever contre les forces qui les dominent» (Boltanski, 2009, p. 35) et à forger leur compréhension de leur pouvoir d’action.  Ils ne sont pas les premiers à concevoir, dans un processus itératif, des procédures novatrices de praxis et de prise de décision. Le recours aux métadiscours/ à la métacritique n’est pas nouvelle non plus.  Mais dans le contexte hégémonique actuel, où l’ordre social s’inscrit tant dans les procédures de discussions et les relations de pouvoir que dans le rapport à la connaissance et aux mécanismes de sa conception, il me semble possible de voir émerger une cognition politique nouvelle.

La CLASSE, en particulier, a adopté un paradigme politique ancré dans une démarche critique qui s’oppose au réformisme associé à la résolution de problème et qui s’ouvre à des ordres sociaux potentiellement autres. De façon plus importante encore, des groupes d’étudiants et de citoyens réunis tantôt virtuellement, tantôt mobilisés en assemblées citoyennes formelles et informelles, ont rompu avec les institutions de l’ordre social (de façon éphémère parfois, mais c’est une rupture qu’on ne peut ignorer). L’ouverture à l’alternative se retrouve à la fois:
     dans la mise à distance réflexive des conditions structurales de l’exploitation, de la domination et de l’oppression ;
-       dans leur historicisation (un saut dans les médias sociaux permet d’identifier des exemples puissants d’un examen critique de la situation actuelle dans le temps historique, long, tel que décrit par Braudel, comme moteur potentiel de changement de l’ordre social) ;
-       dans les procédures s’opposant à l’autoritarisme, ouvertes à la confrontation et visant à atténuer l’asymétrie dans les compétences métalinguistiques et les modes participatifs des délibérants (bouleversant ainsi la normativité procédurale considérée comme seule légitime par les partisans du statu quo);
-       dans le mode d’évaluation (jugement de valeur) des formes autres d’organisation politique, incarnées entre autres dans les expériences procédurales novatrices.

La construction de sens qui a mené à ce type de cognition sociopolitique demeure toutefois problématique puisque difficilement accessible à ceux qui n’ont pas participé à sa conception dans la praxis, c’est-à-dire qu’il semble que le métadiscours qui oriente la construction de sens – procédurale, politique, social - au sein du mouvement étudiant émerge non pas de quelque théorie, mais de la pratique de l’action politique et sociale. C’est en saisissant la nature singulièrement contextuelle et émergente de cette praxis, de cette connaissance, qu’il est possible de comprendre l’opposition parfois virulente aux propositions procédurales et ontologiques des étudiants dits «radicaux» puisque critiques de l’ordre social actuel et de ses mécanismes de maintien hégémonique.  Les remises en question des structures actuelles (politiques, sociales, économiques), autant que les possibles envisagés, bouleversent profondément la sécurité ontologique surdéterminée par ces mécanismes et intériorisée sous la forme d’idéologies.  Les jugements moraux «traditionnels» (au sens weberien) et le sens commun se heurtent également à des barèmes de jugements de valeurs longtemps occultés ou marginalisés par l’économie politique. Parmi ces barèmes/ prémisses se trouvent ceux relatifs aux droits inaliénables, à la conception de l’humanité dans son essence, à la nature et au rôle du collectif et du social qui conduisent sans équivoque à la condamnation de l’ordre social existant et à des expériences procédurales structurales à une échelle très locale et contextuelle.

Pour les partisans du statu quo (ou du retour à un passé idéalisé) le fait même de cette condamnation, de ces expériences est inadmissible. L’ordre social existant accepté comme donné et immuable est rassurant – les joueurs connaissent les règles du jeu et considèrent ceux qui ne s’y plient pas comme une menace ou comme mauvais joueurs : «groupuscules», «radicaux», «marginaux», autant d’épithètes qui servent à minoriser (au sens d’exclure du pouvoir) la critique et son potentiel émancipateur.

Il est évident que les positions de ceux qui  oeuvrent au maintien de l’ordre social et de ceux qui cherchent à le changer sont irréconciliables. Il importe de souligner, toutefois, que des milliers de Québécois naviguent entre ces deux pôles.  L’enjeu consiste à les rallier à la possibilité de quelque chose de mieux, ce qui ne semble possible que par la praxis, la construction de sens par l’action politique et sociale. Les casseroles en étaient un exemple intéressant.

Je crois ainsi que nos efforts devraient s’inscrire dans l’invitation au dialogue et à l’action.  Plutôt que d’essayer de convaincre les Québécois de la justesse de la critique sociale et d’un projet sociopolitique orienté vers la justice sociale, il importe de leur offrir des occasions de participer à cette critique. La campagne électorale peut répondre à cet impératif en partie, peut-être, mais pas sans que ne soient remises en question la structure même et la raison d’être du système politique actuel. Le dialogue et l’action devront ainsi fournir les occasions de mettre en évidence les contradictions du système et son incapacité à trouver «en lui-même les ressources nécessaires pour résoudre ces contradictions» (Boltanski, 2009, p. 31), ils devront également rendre transparents les barèmes normatifs substantiels et les ouvrir à l’autocorrection.

Des étudiants ont déjà pavé un chemin dans cette direction, je propose (à nouveau) qu’on les suive.


lundi 16 juillet 2012

Ce qu’est la théorie critique – Robert Cox



Extrait d’un entretien accordé en 2010 [l’intégral en anglais ici)  Une excellente définition de la théorie critique et de son épistémologie (comparée ici à la théorie de la résolution de problème en économie politique internationale, le champ d’expertise de Robert Cox, mais certainement transférable aux différents champs investis par la théorie critique).  La traduction est la mienne, les commentaires entre parenthèses aussi.  


La résolution de problème prend le monde tel qu’il est et se concentre sur la rectification de certaines dysfonctions, certains problèmes spécifiques. La théorie critique se préoccupe plutôt sur la façon dont le monde, c’est-à-dire toutes les conditions que la théorie de la résolution de problème envisage come cadre donné, est potentiellement en train de changer. Parce que la théorie de la résolution de problème considère les relations de pouvoir existantes comme données, elle tend à un biais perpétuant ces relations, contribuant ainsi à l’hégémonie de l’ordre existant. 

Ce que fait la théorie critique, c’est remettre en question, interroger ces conditions structurales - qui sont pour la théorie de la résolution de problème des présupposés tacites - afin de comprendre à qui elles servent et dans quelles intentions. Elle regarde les faits présentés de l’intérieur par la théorie de la résolution de problème – c’est-à-dire tels qu’ils sont vécus par les acteurs dans un contexte qui est également constitué de relations de pouvoir. La théorie critique historicise ainsi les ordres mondiaux en déterrant les intentions que la théorie de la résolution de problème dans un tel ordre sert à maintenir. En déterrant la contingence d’un ordre mondial existant, il est ensuite possible d’envisager d’autres ordres mondiaux potentiels. [La théorie critique] est plus marginale que la théorie de la résolution de problème puisqu’elle ne fournit pas des recommandations de politiques aux gens au pouvoir [j’ajouterais qu’elle questionne l’origine de ce pouvoir, les intérêts qu’il sert, les mécanismes de son maintien, dans son contexte sociohistorique et en fonction des pratiques culturelles et des symboles qui le caractérisent].

Ce que je voulais dire, c’est qu’il n’existe pas de théorie qui existe pour elle-même; la théorie existe toujours pour quelqu’un et pour quelque but. Il n’y a pas de théorie neutre sur les questions humaines, aucune théorie de validité universelle. La théorie est issue de la pratique et de l’expérience et l’expérience est ancrée dans le temps et l’espace. La théorie fait partie de l’histoire et aborde la problématique du monde en fonction de son époque et de son contexte géopolitique. Le chercheur doit aspirer à se placer au-dessus des circonstances historiques dans lesquelles une théorie est élaborée. Il importe de questionner les finalités et les raisons de ceux qui ont construit des théories dans des situations historiques particulières.  De façon générale, pour chaque théorie, il y aurait deux intentions possibles à servir. La première sert à guider la résolution de problèmes posés dans un contexte particulier, dans la structure existante. Cela mène à une forme de théorie de résolution de problème, qui considère le contexte existant comme donné ou immuable et cherche à le rendre plus efficace [une forme de réformisme, condamnée à réifier fidèlement la structure existante]. L’autre intention que je nomme théorie critique est plus réflexive quant aux processus de changement des structures historiques, à la transformation ou aux défis qui surviennent au sein d’un réseau de forces qui constituent la structure historique existante – le « sens commun » de la réalité. La théorie critique contemple ainsi la possibilité d’une alternative. 

La force de la théorie de la résolution de problème réside en sa capacité à fixer les limites ou les paramètres d’une situation problème et d’en réduire la définition à un nombre limité de variables qui se prêtent bien à un examen précis. La prémisse ceteris paribus, selon laquelle les autres «choses» [dimensions, éléments] peuvent être ignorées, sur laquelle repose la théorie de la résolution de problème, permet de produire un énoncé de lois et de régularités généralisables.

La théorie critique, telle que je la comprends, est critique en ce sens qu’elle se situe à part de l’ordre dominant et questionne les origines de cette réalité telle qu’elle existe. Elle ne fait pas que l’accepter : un monde qui existe a été construit et dans le contexte d’une structure historique en détérioration, ce monde peut être reconstruit. La théorie critique, contrairement à la théorie de la résolution de problème, ne néglige pas les institutions et les relations de pouvoir social.  Elle les remet en question en se préoccupant de leurs origines et de si et comment elles sont en processus de changement. Elle est orientée vers l’évaluation du cadre même de l’action, la structure historique, qui est accepté par la théorie de la résolution de problème comme paramètres invariables [les règles du jeu qui sont envisagées comme stables]. La théorie critique est une théorie de l’histoire, en ce sens qu’elle ne se soucie pas seulement du politique au passé,  mais du processus continu du changement historique. La théorie de la résolution de problème permet une grande précision, mais elle peut aussi devenir une idéologie en appui au statut quo. La théorie critique sacrifie la précision associée à la réduction du social en quelques variables circonscrites afin de comprendre un plus vaste et plus complexe éventail de facteurs à l’œuvre dans le changement historique à l’échelle macroscopique.

La théorie critique, dans mon esprit, ne prétend pas aux remèdes et ne fait pas de prédictions au sujet de la forme émergente d’objets – l’ordre mondial, par exemple.  Elle tente plutôt, par le biais de l’analyse des forces et des tendances, de discerner les avenirs possibles et d’identifier les conflits et contradictions de l’ordre mondial existant qui pourraient faire avancer la société vers l’un ou l’autre des avenirs possibles.  En ce sens, elle peut servir de guide pour les choix et l’action politiques.