Extrait d’un entretien
accordé en 2010 [l’intégral en anglais ici)
Une excellente définition de la théorie critique et de son épistémologie
(comparée ici à la théorie de la résolution de problème en économie politique
internationale, le champ d’expertise de Robert Cox, mais certainement
transférable aux différents champs investis par la théorie critique). La traduction est la mienne, les commentaires
entre parenthèses aussi.
La résolution de
problème prend le monde tel qu’il est et se concentre sur la rectification de
certaines dysfonctions, certains problèmes spécifiques. La théorie critique se
préoccupe plutôt sur la façon dont le monde, c’est-à-dire toutes les conditions
que la théorie de la résolution de problème envisage come cadre donné, est potentiellement en train de
changer. Parce que la théorie de la résolution de problème considère les
relations de pouvoir existantes comme données, elle tend à un biais perpétuant
ces relations, contribuant ainsi à l’hégémonie de l’ordre existant.
Ce que fait la théorie
critique, c’est remettre en question, interroger ces conditions structurales -
qui sont pour la théorie de la résolution de problème des présupposés tacites -
afin de comprendre à qui elles servent et dans quelles intentions. Elle regarde
les faits présentés de l’intérieur par
la théorie de la résolution de problème – c’est-à-dire tels qu’ils sont vécus
par les acteurs dans un contexte qui est également constitué de relations de
pouvoir. La théorie critique historicise ainsi les ordres mondiaux en déterrant
les intentions que la théorie de la résolution de problème dans un tel ordre
sert à maintenir. En déterrant la contingence d’un ordre mondial existant, il
est ensuite possible d’envisager d’autres ordres mondiaux potentiels. [La
théorie critique] est plus marginale que la théorie de la résolution de
problème puisqu’elle ne fournit pas des recommandations de politiques aux gens
au pouvoir [j’ajouterais qu’elle questionne l’origine de ce pouvoir, les
intérêts qu’il sert, les mécanismes de son maintien, dans son contexte
sociohistorique et en fonction des pratiques culturelles et des symboles qui le
caractérisent].
Ce que je voulais dire,
c’est qu’il n’existe pas de théorie qui existe pour elle-même; la théorie
existe toujours pour quelqu’un et pour quelque but. Il n’y a pas de théorie
neutre sur les questions humaines, aucune théorie de validité universelle. La
théorie est issue de la pratique et de l’expérience et l’expérience est ancrée
dans le temps et l’espace. La théorie fait partie de l’histoire et aborde la
problématique du monde en fonction de son époque et de son contexte géopolitique.
Le chercheur doit aspirer à se placer au-dessus des circonstances historiques
dans lesquelles une théorie est élaborée. Il importe de questionner les
finalités et les raisons de ceux qui ont construit des théories dans des
situations historiques particulières. De
façon générale, pour chaque théorie, il y aurait deux intentions possibles à
servir. La première sert à guider la résolution de problèmes posés dans un
contexte particulier, dans la structure existante. Cela mène à une forme de
théorie de résolution de problème, qui considère le contexte existant comme
donné ou immuable et cherche à le rendre plus efficace [une forme de
réformisme, condamnée à réifier fidèlement la structure existante]. L’autre
intention que je nomme théorie critique est plus réflexive quant aux processus
de changement des structures historiques, à la transformation ou aux défis qui
surviennent au sein d’un réseau de forces qui constituent la structure
historique existante – le « sens commun » de la réalité. La théorie
critique contemple ainsi la possibilité d’une alternative.
La force de la théorie
de la résolution de problème réside en sa capacité à fixer les limites ou les
paramètres d’une situation problème et d’en réduire la définition à un nombre
limité de variables qui se prêtent bien à un examen précis. La prémisse ceteris paribus, selon laquelle les
autres «choses» [dimensions, éléments] peuvent être ignorées, sur laquelle
repose la théorie de la résolution de problème, permet de produire un énoncé de
lois et de régularités généralisables.
La théorie critique,
telle que je la comprends, est critique en ce sens qu’elle se situe à part de
l’ordre dominant et questionne les origines de cette réalité telle qu’elle
existe. Elle ne fait pas que l’accepter : un monde qui existe a été
construit et dans le contexte d’une structure historique en détérioration, ce
monde peut être reconstruit. La théorie critique, contrairement à la théorie de
la résolution de problème, ne néglige pas les institutions et les relations de
pouvoir social. Elle les remet en
question en se préoccupant de leurs origines et de si et comment elles sont
en processus de changement. Elle est orientée vers l’évaluation du cadre même
de l’action, la structure historique, qui est accepté par la théorie de la
résolution de problème comme paramètres invariables [les règles du jeu qui sont
envisagées comme stables]. La théorie critique est une théorie de
l’histoire, en ce sens qu’elle ne se soucie pas seulement du politique au passé, mais du processus continu du changement
historique. La théorie de la résolution de problème permet une grande
précision, mais elle peut aussi devenir une idéologie en appui au statut quo.
La théorie critique sacrifie la précision associée à la réduction du social en
quelques variables circonscrites afin de comprendre un plus vaste et plus
complexe éventail de facteurs à l’œuvre dans le changement historique à
l’échelle macroscopique.
La théorie critique,
dans mon esprit, ne prétend pas aux remèdes et ne fait pas de prédictions au
sujet de la forme émergente d’objets – l’ordre mondial, par exemple. Elle tente plutôt, par le biais de l’analyse
des forces et des tendances, de discerner les avenirs possibles et d’identifier
les conflits et contradictions de l’ordre mondial existant qui pourraient faire
avancer la société vers l’un ou l’autre des avenirs possibles. En ce sens, elle peut servir de guide pour
les choix et l’action politiques.
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