samedi 29 août 2015

Vigilance: le développement et l'apprentissage sont des processus complexes auxquels les recettes faciles ne conviennent pas !

Le développement et l'apprentissage requièrent du temps, un ensemble de conditions bien précises et un espace pour penser et imaginer. Ils exigent aussi que les adultes qui accompagnent ces processus soient ouverts et accueillants de la diversité: il n'existe pas un seul chemin pour se développer et apprendre, il en existe des multitudes.

C'est pourquoi les enseignantes et les enseignants doivent faire preuve d'une grande vigilance face aux solutions faciles. Parmi celles-ci, certains diagnostics de «troubles» divers qui expliqueraient les difficultés d'un élève à l'école et qui se régleraient par une médication quelconque (on s'entend: un trouble est une pathologie, les troubles existent et sont bien documentés. Tous les diagnostics ne sont pas erronés. Nous questionnons ici l'existence et la prévalence de certains troubles).

Les conditions de travail des enseignants et les compressions qui enlèvent à l'école les services complémentaires pour accompagner les élèves font en sorte qu'il est parfois plus simple de prendre cette route, j'en conviens. Malheureusement, la structure rigide de l'école fait en sorte que l'on enseigne à un groupe d'élèves, plutôt qu'à chaque élève en fonction de ses caractéristiques particulières. C'est sans compter que les logiques autoritaires et comportementales des systèmes scolaires occidentaux tendent à effacer l'individu au profit d'un groupe sur lequel l'adulte cherche à avoir le contrôle (Sleeter, 2010). Mais le dommage que les solutions faciles laissent dans leur sillon est trop important, il nous faut les aborder de façon très critique.

En effet, à la lumière des recherches de plus en plus nombreuses sur la construction sociale de «troubles» d'apprentissage et d'adaptation psychosociale (voir ce matin, dans Le Devoir, le bouquin de Patrick Landman, présenté par Louis Cornellier), dont les recherches de C. Dudley Marling, notamment - qui tendent à montrer une prévalence disproportionnée de ces troubles dans les milieux appauvris, chez les communautés culturelles et chez les garçons - et l'étude ethnographique de Wong, entre autres, la prudence est de mise.

Quelles finalités se cachent dans les solutions faciles comme ces diagnostics ?

Dudley-Marling (2004) souligne «As an institutional construct, the category of L[earning]D[disability] must be understood in terms of its role in serving the needs of the institution of schooling (Berger & Luckman, 1966). Special educators may be committed to serving the needs of individual children, but special education as an institutional category is only partly about addressing the needs of children. In an institution that creates failure by insisting that “everyone do better than everyone else” (McDermott, 1993, p. 274), learning disabilities offer a ready explanation for school failure that maintains the legitimacy of schooling by situating the responsibility for learning problems in the heads of individual students. From this perspective, the creation of LD “can be viewed as the means by which the failures of the system and the exclusionary pressures within it are transformed into the failings of students” (Booth,1998, p. 83). »(p. 484).

L'école n'est pas la seule responsable, bien entendu, puisqu'elle est l'outil d'une superstructure.

Tout projet de formation juste et humaniste se bute en effet, plus largement, «[...] aux intérêts utilitaristes du système capitaliste qui propose plutôt le modèle économique du capital humain, qui désigne "le stock de connaissances valorisables économiquement et incorporées aux individus" (Guerrec et Ralle, 1995, p. 52) et qualifie l’utilité de l’individu dans l’organisation productive (Laval, 2003, p. 73). Le respect du rythme et de la nature de parcours développementaux hétérogènes cède ici sa place aux enquêtes sur la performance et aux tests permettant de déceler précocement les "manques" qui mobiliseront des interventions institutionnelles pour accroitre le rendement du capital humain.»

«La recrudescence et la précocité accrue des épreuves ministérielles dans les écoles (dès la deuxième année du primaire) témoignent de ce souci de performativité. Les prescriptions pédagogiques qui découlent des recherches sur le rendement/ la réussite scolaire (les notes obtenues par l’élève) reposent sur des prémisses tenues selon lesquelles les résultats aux examens seraient garants de la réalisation des processus complexes d’apprentissage et de développement que nous venons de présenter. La course au capital humain, nourrie de ces recherches sur le rendement scolaire, relègue les approches constructivistes et socioconstructivistes au "radicalisme" et leur substitue des approches axées non pas sur l’apprentissage et le développement humain, mais sur le traitement de l’information, sa rétention et sa reproduction fidèle. Dans un tel cadre, il importe que les acteurs de l’éducation demeurent vigilants face aux propositions d’une école plus "efficace", d’un "rendement accru", des recettes explicites et clef en main, lesquelles feront toujours plus de "perdants" que de "gagnants", et qu’ils interpellent les promoteurs de ces idées quant à leurs finalités éducatives et développementales et quant à leurs représentations de l’enfant.» (Demers et Sinclair, 2015, p. 324-325).  
Nous le répétons: la représentation de l'élève comme ensemble de statistiques normées, qui 
« […] pense l’enfance en fonction d’une normalité plus ou moins fixe, plus ou moins tolérante aux écarts et à la singularité, au lieu de la concevoir dans le cadre d’une normativité, c’est-à-dire d’une forme de vie qui se développe en créant ses propres normes » (Dupeyron, 2012, p. 3).
et selon laquelle
«La singularité dans le développement, dans les modes d’apprentissage, produirait à ce titre des diagnostics, appuyés notamment des sciences médicales (surtout en psychopathologie). Afin de rencontrer la norme, l’enfant qui est perçu comme ne sachant rien de lui-même (et certainement moins que les experts qui l’étudient) devrait être guidé dans les "stades" de son développement par l’adulte expert et rationnel. [...] L’intervention externe à un processus perçu comme interne serait ainsi conditionnée par la proximité de chaque enfant à la "norme", ceux dont les écarts seraient quantifiés comme plus importants étant soumis à une intervention accrue.» (Demers et Sinclair, 2015, p. 304-305) est irréconciliable avec toute finalité réellement éducative.

Ce ne sont pas des enjeux anodins, mais des orientations systémiques qui peuvent avoir un impact puissant et durable sur la vie de milliers d'individus, "catégorisés" pour seul affront que de ne pas se conformer à une norme arbitraire, socioéconomiquement située et construite, à un rythme et à un mode d'apprentissage calqués sur un modèle industriel opprimant. 

Entendons-nous, éduquer ne peut signifier «plier à une norme» - cognitive, comportementale, psychosociale. 

Éduquer, c'est fournir les outils de l'émancipation. S'éduquer, c'est se libérer - y compris des conventions qui servent les intérêts autres que cet intérêt primordial.

références:
Dudley-Marling, C. (2004). The social construction of learning disability. Journal of Learning Disabilities, 37, 482-489.
Dupeyron, J.-F. (2012). La grande enfance. Éducation et socialisation, 32.
Demers, S. et Sinclair, F. (2015). Apprentissage et développement humain. Dans S. Demers, D. Lefrançois & M.-A. Éthier (dir.). Les fondements de l'éducation (pp. 299-335). Sainte-Foy: Multimondes.

lundi 24 août 2015

L’école a-t-elle oublié qu’elle éduque des enfants ?

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L’école a-t-elle oublié qu’elle éduque des enfants ?


John Dewey écrivait déjà, en 1938, que ce que l’école exigeait des enfants était en si grande rupture avec qui ils sont, sur le plan développemental, que les enseignants devaient avoir recours aux artifices, à la manipulation, aux modes impositifs pour «faire passer» le programme.

Quelques extraits traduits (par moi-même) de Experience and Education,  qui semblent cerner cet écart :

«L’objet de l’éducation consiste en un corpus d’informations et d’habiletés élaborées antérieurement; par conséquent, le travail de l’école est de les transmettre à la nouvelle génération. Par le passé, des normes et règles de conduite ont également été développées; la formation morale consiste à former des habitudes comportementales en conformité avec ces règles et standards. (p.17)

Son objectif est de préparer les jeunes pour des responsabilités futures et une vie réussie, par l’acquisition d’un corpus organisé d’informations et des formes préparées d’habiletés contenus dans le matériel d’instruction.  Puisque ce contenu et les normes de conduite appropriée sont transmis du passé, l’attitude des élèves doit globalement en être une de docilité, de réceptivité et d’obéissance. Les livres, en particuliers les manuels scolaires, sont les représentants principaux de ces traditions et de cette sagesse du passé, et les enseignants sont le médium par lequel les élèves entrent en contact effectif avec ce matériel. Les enseignants sont les agents par lesquels la connaissance et les habiletés sont communiquées et les règles de conduite appliquées. (p.18)

Le schème traditionnel est dans son essence un processus d’imposition du haut et de l’extérieur du sujet. Il impose des normes, des objets de savoir et des méthodes adultes à ceux qui commencent à peine leur long cheminement vers la maturité. L’écart est si grand que les matières scolaires obligatoires, les méthodes d’apprentissage et les façons de se comporter sont étrangères aux capacités existantes des jeunes. Elles sont hors de portée de leur expérience effective. Conséquemment, elles doivent être imposées; bien que les bons enseignants sauront mobiliser des dispositifs pour camoufler cette imposition et afin d’en réduire les aspects brutaux évidents. (p. 19)

Mais le gouffre entre les produits adultes et matures et l’expérience et les habilités des jeunes est si grand que cette situation en elle-même freine la participation active des élèves dans le développement de ce qui est enseigné […] Apprendre, dans ce cas, signifie l’acquisition de ce qui est déjà incorporé aux manuels et dans la tête des aînés. Qui plus est, ce qui est enseigné est conçu comme un produit essentiellement statique. Ce contenu est enseigné comme un produit fini et avec peu d’égard pour les conditions et méthodes de son élaboration originale ou pour les changements qui l’impacteront à l’avenir. Il s’agit en grande partie d’un produit culturel de sociétés qui supposent que l’avenir sera comme le passé, mais qui est pourtant utilisé comme contenu éducatif dans une société où le changement est la règle, pas l’exception. (p.19)»

Ne sommes-nous pas encore aujourd’hui pris dans ce même piège, en dépit de la multitude d’études scientifiques qui nous exhortent à favoriser l’apprentissage par le jeu, les conflits cognitifs, le jeu imaginaire, les approches nonbéhavioristes, le respect des besoins physiologiques (dont les limites à la passivité physique, le besoin de bouger, etc.), etc. ?

Pourquoi ces résultats de recherche ne percent-ils pas les murs de la forteresse École ? Pourquoi leur préfère-t-elle encore des cadres, approches et structures qui semblent si inefficaces ? (j’ai mes hypothèses, bien entendu, bien assises sur les épaules de la sociologie, de la théorie sociale contemporaine et de la pédagogie critique). Comment l’École, comme système, conçoit-elle l’enfant pour réifier sans cesse le modèle décrit par Dewey en 1938 ???

Quelle représentation de l’enfance trouve-t-on dans une école qui impose ? Serait-ce celle qui décrit  «[…] un état de manque – de vertus, de raison, de langage - et de l’enfant un être inaccompli, toujours en comparaison à l’adulte qu’il devrait devenir. Cet état naturellement animalier se reconnaîtrait chez l’enfant par l’absence de contrôle sur sa vie mentale et affective, par l’importance des pulsions qui l’assigne «[…] à résidence dans l’infériorité, l’invisibilité et le mutisme.» (Dupeyron, 2012). L’éducation qui en découle s’approche ainsi d’un dressage animalier, dont l’objectif premier pour l’adulte qui le domine est de chasser de l’enfant le mal afin de le remplacer par la vertu. Cette représentation est associée, parfois de façon réductrice, aux propos des penseurs du Moyen Âge et aux finalités de la formation du bon chrétien. Dans cette perspective, l’enfant serait ‘dressé’, ‘modelé’ de l’extérieur par l’adulte dominant, autoritaire, à reproduire des savoirs.» (Demers & Sinclair, p. 303-304)

Peut-être serait-ce plutôt, comme le laisse entendre la prolifération de diagnostics de troubles x,y,z et tel le porte le système d’évaluation normative (avec son bulletin chiffré) une représentation de l’enfance qui « […] prendrait forme dans une perspective positiviste, scientiste, qui ferait de l’enfant un objet d’étude. Sa nature et son développement «réussi» seraient normalisés, quantifiés. Cet ensemble de représentations «[…] pense l’enfance en fonction d’une normalité plus ou moins fixe, plus ou moins tolérante aux écarts et à la singularité, au lieu de la concevoir dans le cadre d’une normativité, c’est-à-dire d’une forme de vie qui se développe en créant ses propres normes.» (Dupeyron, 2012) La singularité dans le développement, dans les modes d’apprentissage, produirait à ce titre des diagnostics, appuyés notamment des sciences médicales (surtout en psychopathologie). Afin de rencontrer la norme, l’enfant qui est perçu comme ne sachant rien de lui-même (et certainement moins que les experts qui l’étudient) devrait être guidé dans les «stades» de son développement par l’adulte expert et rationnel. […] L’intervention externe à un processus perçu comme interne serait ainsi conditionnée par la proximité de chaque enfant à la «norme», ceux dont les écarts seraient quantifiés comme plus importants étant soumis à une intervention accrue.» (Demers & Sinclair, 2015, p. 304-305) ?

Ou une dangereuse combinaison de ces deux tendances pourtant discréditées par les résultats de la recherche scientifique ? Dans une telle perspective, qu’en est-il de la reconnaissance de qui est l’enfant comme enfant, plutôt que comme futur adulte ? Qu’en est-il des conditions de son développement ?

À ce sujet : Zittoun et Perret-Clermont (2009, p. 396) identifient certaines conditions sont essentielles au développement et à l’apprentissage.


1.     Le respect de l’intégrité de l’individu;
2.     Le respect de son intériorité.

«L’intégrité est physique, psychique et morale et doit être soutenue à travers le temps, l’espace et les situations. Elle se définit comme sentiment d’être entier et unique. L’intériorité est cet espace de réflexion personnel, interne et inaliénable, que l’individu définit comme sien. Il est possible de concevoir que ces deux dimensions constituent les incontournables de la conscience et de la sécurité ontologique à partir desquelles l’individu se sent prêt à entrer en contact avec le monde. Les menaces à l’intégrité et à l’intériorité, telles l’humiliation, la négligence, le manque de respect, la stigmatisation, l’intimidation physique ou psychologique, la violence, peuvent réduire les possibilités de changement et menacer l’agentivité de l’individu et la possibilité qu’il a de réfléchir à ses actions. Une attention particulière doit ainsi être portée aux processus intrapsychologiques.» (Demers et Sinclair, 2015, p. 323-324)

Si vous permettez, l’école que décrit Dewey, celle qui persiste, semble avoir peu à faire de ces conditions essentielles.

Demers, S. & Sinclair, F. (2015). L'apprentissage et le développement humain. Dans S. Demers, D. Lefrançois & M.-A. Éthier (dir.). Les fondements de l'éducation. Perspectives critiques. Sainte-Foy: MultiMondes.

Dewey, J. (1938/1963). Experience and Education.
--> Toronto : MacMillan

vendredi 21 août 2015

Aborder l'éducation/l'école au Québec dans une perspective critique

David Lefrançois, professeur-chercheur du Département des sciences de l'éducation à l'UQO, Marc-André Éthier, du Département de didactique de l'Université de Montréal et moi-même avons codirigé un ouvrage collectif sur les fondements de l'éducation. Les contributions des auteurs,
-->chercheurs des domaines de la sociologie, de la philosophie, de la psychologie, de la pédagogie et de la didactique, notamment, se penchent sur ces questions: 
Pourquoi éduquer ? Pour qui ?

Cet ouvrage collectif présente des textes de base sur les fondements mêmes de l'éducation :
  • l'histoire de l'éducation occidentale,
  • le rôle de l'école,
  • les principes des systèmes éducatifs,
  • le processus d'élaboration des savoirs,
  • les idéologies sociales dans le cadre scolaire,
  • le tri social et ses conséquences sur le parcours scolaire,
  • l'apport de la philosophie à l'éducation,
  • l'apprentissage et le développement humain,
  • le développement d'une pensée critique à l'école,
  • la non-neutralité de l'école québécoise.
En introduction: 

«Mais comme « personne ne libère autrui, personne ne se
libère seul, les hommes se libèrent ensemble » (Freire, 1973,
p. 44), l’éducation ne peut se faire en vase clos. Elle comporte
des dimensions collectives fondamentales sans lesquelles
nul ne peut faire son chemin. « C’est en tant que sujet, c’est-à-
dire auteur et acteur de sa propre vie en lien avec les autres
sujets composant ses diverses communautés d’appartenance
[…] que l’individu peut recréer un sens qui devient le
vecteur unificateur de son existence » (Gohier, 2002, p. 9).
Tout nous lie aux autres : notre langage, notre pensée (nos
représentations), notre action (réflexive, pratique, discursive,
pour n’en nommer que certaines) se construisent en rapport
avec autrui. Comme le dit Freire (1972) : « Il n’y a pas un ‘je
pense’ qui transmet sa pensée, mais plutôt un ‘nous pensons’
qui rend possible l’existence d’un ‘je pense’ » (p. 201).

Gohier (2002) propose que « l’éducation doit donc viser la
formation d’un sujet, auteur et acteur de sa propre vie, liée
à celle des autres personnes en tant que sujets. Réflexivité
critique, éthique et autonomie ont alors pour compléments le
sens de la responsabilité, de la solidarité et de la participation
qui contribue à tisser ce lien qui, ultimement, ressortit à la
signification conférée au monde » (p. 16).»

Et les éducateurs dans ce débat ?

Il découle de notre discussion que les éducateurs peuvent
d’abord se libérer eux-mêmes. Apprendre à se servir de leur
entendement, rejeter la reproduction fidèle et l’asservissement
au jugement d’autrui. Déconstruire les propositions normatives.
Tout éducateur a des choix à faire et le premier de ces choix
consiste à donner sens à son action professionnelle. À répondre
à la question : pourquoi éduquer ?

Les textes présentés dans les pages qui suivent cherchent à
fournir aux éducateurs des outils pour alimenter cette réflexion
courageuse et rigoureuse.»