L’école a-t-elle oublié qu’elle éduque des enfants ?
John Dewey écrivait déjà, en 1938, que ce que l’école
exigeait des enfants était en si grande rupture avec qui ils sont, sur le plan
développemental, que les enseignants devaient avoir recours aux artifices, à la
manipulation, aux modes impositifs pour «faire passer» le programme.
Quelques extraits traduits (par moi-même) de Experience and Education, qui semblent cerner cet écart :
«L’objet de l’éducation consiste en un corpus d’informations
et d’habiletés élaborées antérieurement; par conséquent, le travail de l’école
est de les transmettre à la nouvelle génération. Par le passé, des normes et
règles de conduite ont également été développées; la formation morale consiste
à former des habitudes comportementales en conformité avec ces règles et
standards. (p.17)
Son objectif est de préparer les jeunes pour des
responsabilités futures et une vie réussie, par l’acquisition d’un corpus
organisé d’informations et des formes préparées d’habiletés contenus dans le
matériel d’instruction. Puisque ce
contenu et les normes de conduite appropriée sont transmis du passé, l’attitude
des élèves doit globalement en être une de docilité, de réceptivité et
d’obéissance. Les livres, en particuliers les manuels scolaires, sont les
représentants principaux de ces traditions et de cette sagesse du passé, et les
enseignants sont le médium par lequel les élèves entrent en contact effectif
avec ce matériel. Les enseignants sont les agents par lesquels la connaissance
et les habiletés sont communiquées et les règles de conduite appliquées. (p.18)
Le schème traditionnel est dans son essence un processus
d’imposition du haut et de l’extérieur du sujet. Il impose des normes, des
objets de savoir et des méthodes adultes
à ceux qui commencent à peine leur long cheminement vers la maturité. L’écart
est si grand que les matières scolaires obligatoires, les méthodes
d’apprentissage et les façons de se comporter sont étrangères aux capacités
existantes des jeunes. Elles sont hors de portée de leur expérience effective.
Conséquemment, elles doivent être
imposées; bien que les bons enseignants sauront mobiliser des dispositifs
pour camoufler cette imposition et afin d’en réduire les aspects brutaux
évidents. (p. 19)
Mais le gouffre entre les produits adultes et matures et
l’expérience et les habilités des jeunes est si grand que cette situation en
elle-même freine la participation active des élèves dans le développement de ce
qui est enseigné […] Apprendre, dans ce cas, signifie l’acquisition de ce qui
est déjà incorporé aux manuels et dans la tête des aînés. Qui plus est, ce qui
est enseigné est conçu comme un produit essentiellement statique. Ce contenu
est enseigné comme un produit fini et avec peu d’égard pour les conditions et
méthodes de son élaboration originale ou pour les changements qui l’impacteront
à l’avenir. Il s’agit en grande partie d’un produit culturel de sociétés qui
supposent que l’avenir sera comme le passé, mais qui est pourtant utilisé comme
contenu éducatif dans une société où le changement est la règle, pas
l’exception. (p.19)»
Ne sommes-nous pas encore aujourd’hui pris dans ce même
piège, en dépit de la multitude d’études scientifiques qui nous exhortent à
favoriser l’apprentissage par le jeu, les conflits cognitifs, le jeu imaginaire, les approches nonbéhavioristes, le respect des besoins physiologiques (dont les limites à la
passivité physique, le besoin de bouger, etc.), etc. ?
Pourquoi ces résultats de recherche ne percent-ils pas les
murs de la forteresse École ? Pourquoi leur préfère-t-elle encore des cadres,
approches et structures qui semblent si inefficaces ? (j’ai mes hypothèses,
bien entendu, bien assises sur les épaules de la sociologie, de la théorie
sociale contemporaine et de la pédagogie critique). Comment l’École, comme
système, conçoit-elle l’enfant pour réifier sans cesse le modèle décrit par
Dewey en 1938 ???
Quelle
représentation de l’enfance trouve-t-on dans une école qui impose ? Serait-ce
celle qui décrit «[…] un état de manque
– de vertus, de raison, de langage - et de l’enfant un être inaccompli, toujours
en comparaison à l’adulte qu’il devrait devenir. Cet état naturellement
animalier se reconnaîtrait chez l’enfant par l’absence de contrôle sur sa vie
mentale et affective, par l’importance des pulsions qui l’assigne «[…] à
résidence dans l’infériorité, l’invisibilité et le mutisme.» (Dupeyron, 2012).
L’éducation qui en découle s’approche ainsi d’un dressage animalier, dont
l’objectif premier pour l’adulte qui le domine est de chasser de l’enfant le
mal afin de le remplacer par la vertu. Cette représentation est associée,
parfois de façon réductrice, aux propos des penseurs du Moyen Âge et aux
finalités de la formation du bon chrétien. Dans cette perspective, l’enfant
serait ‘dressé’, ‘modelé’ de l’extérieur par l’adulte dominant, autoritaire, à
reproduire des savoirs.» (Demers & Sinclair, p. 303-304)
Peut-être
serait-ce plutôt, comme le laisse entendre la prolifération de diagnostics de
troubles x,y,z et tel le porte le système d’évaluation normative (avec son
bulletin chiffré) une représentation de l’enfance qui « […] prendrait forme
dans une perspective positiviste, scientiste, qui ferait de l’enfant un objet
d’étude. Sa nature et son développement «réussi» seraient normalisés,
quantifiés. Cet ensemble de représentations «[…] pense l’enfance en fonction
d’une normalité plus ou moins fixe, plus ou moins tolérante aux écarts et à la
singularité, au lieu de la concevoir dans le cadre d’une normativité,
c’est-à-dire d’une forme de vie qui se développe en créant ses propres normes.»
(Dupeyron, 2012) La singularité dans le développement, dans les modes
d’apprentissage, produirait à ce titre des diagnostics, appuyés notamment des
sciences médicales (surtout en psychopathologie). Afin de rencontrer la norme,
l’enfant qui est perçu comme ne sachant rien de lui-même (et certainement moins
que les experts qui l’étudient) devrait être guidé dans les «stades» de son
développement par l’adulte expert et rationnel. […] L’intervention externe à un
processus perçu comme interne serait ainsi conditionnée par la proximité de
chaque enfant à la «norme», ceux dont les écarts seraient quantifiés comme plus
importants étant soumis à une intervention accrue.» (Demers & Sinclair,
2015, p. 304-305) ?
Ou une dangereuse combinaison de ces deux tendances pourtant
discréditées par les résultats de la recherche scientifique ? Dans une telle
perspective, qu’en est-il de la reconnaissance de qui est l’enfant comme enfant, plutôt que comme futur adulte ? Qu’en
est-il des conditions de son développement ?
À ce sujet : Zittoun et
Perret-Clermont (2009, p. 396) identifient certaines conditions sont
essentielles au développement et à l’apprentissage.
1. Le respect de l’intégrité de l’individu;
2. Le respect de son intériorité.
«L’intégrité est physique, psychique et
morale et doit être soutenue à travers le temps, l’espace et les situations.
Elle se définit comme sentiment d’être entier et unique. L’intériorité est cet
espace de réflexion personnel, interne et inaliénable, que l’individu définit
comme sien. Il est possible de concevoir que ces deux dimensions constituent
les incontournables de la conscience et de la sécurité ontologique à partir
desquelles l’individu se sent prêt à entrer en contact avec le monde. Les
menaces à l’intégrité et à l’intériorité, telles l’humiliation, la négligence,
le manque de respect, la stigmatisation, l’intimidation physique ou
psychologique, la violence, peuvent réduire les possibilités de changement et
menacer l’agentivité de l’individu et la possibilité qu’il a de réfléchir à ses
actions. Une attention particulière doit ainsi être portée aux processus
intrapsychologiques.» (Demers et Sinclair, 2015, p. 323-324)
Si vous permettez, l’école que décrit
Dewey, celle qui persiste, semble avoir peu à faire de ces conditions
essentielles.
Demers, S. & Sinclair, F. (2015). L'apprentissage et le développement humain. Dans S. Demers, D. Lefrançois & M.-A. Éthier (dir.). Les fondements de l'éducation. Perspectives critiques. Sainte-Foy: MultiMondes.
Dewey, J. (1938/1963). Experience and Education.
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Toronto : MacMillan
Dewey, J. (1938/1963). Experience and Education.
1 commentaire:
« ... celle qui persiste,... » ?
En 2015 ? Marginalement, j'espère.
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