samedi 2 février 2013

Contre l'assurance-qualité dans l'enseignement supérieur


 Les mécanismes internes pour assurer la qualité de la recherche et de l'enseignement supérieur sont multiples et déjà en place: évaluation des cours par les étudiants, du travail des professeurs par leurs pairs, des articles scientifiques à double, triple insu, etc. Ce que propose l'assurance-qualité, c'est hiérarchiser les professeurs et détruire les mécanismes collégiaux (nécessaires à la survie de la recherche) pour les remplacer par des mécanismes marchands dont les critères seraient autres que scientifiques.


Les politiques gouvernementales sont des injonctions normatives et non techniques, puisqu’elles s’articulent autour de valeurs (leur institutionnalisation, reproduction et contestation) et de «leur affectation autorisée» (Easton, 1953). La valeur attachée à la recherche-création oriente ainsi les décisions relatives à son affectation. Or, investies de la théorie du capital humain, les politiques gouvernementales semblent concevoir que la recherche-action et la formation n’ont de valeur que dans leur contribution à la production de biens et de services (Psacharopoulos et Woodhall, 1997) et au rehaussement du positionnement de la nation sur l’échiquier mondial, au dépens des relations de collégialité et de confiance à la base même du développement des savoirs.

À ce sujet, Clark (2012, p. 298) rappelle que «Les discours qui caractérisent les enjeux de standardisation et d’assurance-qualité sont présentés […] par les politiciens comme relevant de l’efficience technique plutôt que de choix normatifs». La première conséquence de cette dérive instrumentale est de réduire la valeur de la recherche-création à une dimension utilitaire de compétitivité qui appellerait l’adoption de critères internationaux «consensuels» relatifs à l’efficience économique, sans lesquels les chercheurs courraient à la perte de la nation. La seconde est de dé-démocratiser la recherche-création et de créer le leurre des intérêts nationaux monolithiques, alors qu’ils seraient uniquement ceux d’une élite économique dominante. La troisième conséquence est d’occulter la nature éminemment politique de ces choix, la remplaçant par la seule question économique dans un processus de marchandisation et de commodification de la recherche-création et des savoirs. Or, ces derniers ne peuvent être conçus comme commodifiables, ni par leur nature, ni par leur fonction sociale, sans un effet puissamment réducteur et contraignant sur la recherche, les programmes d’étude et la pédagogie.  

Les critères associés aux mécanismes d’assurance-qualité nient la nature située, contextuelle, complexe et humaine des processus de recherche-création. Ils ne peuvent rendre compte des nuances épistémologiques du travail de recherche, ni de la relation symbiotique entre la lecture des phénomènes à l’étude et les choix des chercheurs. La prétention de neutralité ou d’objectivité qui caractérise la démarche d’assurance-qualité réduit la recherche-création et la formation à un exercice technique et instrumental et les savoirs qui en sont issus à des impératifs d’une rationalité ayant comme conséquence de taire les divergences, le politique et le moral qui qualifient toute entreprise humaine.

Cette dépolitisation du travail des professeurs-chercheurs est une manifestation de l’érosion de la relation entre le citoyen et l’État ensemble responsables du bien commun au profit d’une relation économique entre le citoyen consommateur et de l’État fournisseur. Ce citoyen et cet État réclament ainsi un produit rentable, fabriqué à moindres coûts et dans des conditions d’efficacité maximales. Voilà les critères de l’assurance-qualité.  Le technocrate compétent, à la fine pointe technologique et doté d’une grande capacité d’adaptation, tant réclamé par une telle vision, se trouverait par conséquent aussi dans un régime autoritaire, voire fasciste.


Je répète:
L’évaluation de la qualité de la formation doit conséquemment reposer sur la mesure de l’expression et de la participation critique des citoyens, dans les efforts qu’ils déploient envers la justice et le bien commun, dans leurs déclarations en gestes et en paroles de leur autonomie et de leur liberté, dans leur engagement envers un avenir possible qui reflète cette justice, autonomie et liberté, dans la mise en œuvre d’un projet émancipateur pour toute la collectivité québécoise.

Clarke, M.. (2012). The (absent) politics of neo-liberal education policy. Critical Studies in Education, 53(3), 297-310
Easton, D. (1953). The political system. New York, NY: Knopf.
Psacharopoulos, G et Woodhall, M. (1997). Education for Development: An Analysis of
Investment Choice. New York : Oxford University Press.

lundi 21 janvier 2013

Intervention préparée pour le Forum citoyen de Gatineau en marge préparatoire (!) du Sommet sur l'enseignement supérieur


19 janvier 2013


Je tiens à saluer la création du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche, de la Science et de la Technologie par le gouvernement Marois. Il s’agit d’un geste d’une grande importance pour reconnaître l’apport des études supérieures à la formation citoyenne et à l’élaboration de projets collectifs.

À cet égard, il importe de réitérer les fonctions critique, émancipatrice  et prospective de l’éducation supérieure.  Elles sont absentes du cahier du participant préparé par l’Institut du Nouveau Monde. Le développement de l’esprit critique, c’est bien, mais former à la critique et à l’action critique, c’est mieux.

Une société qui aspire à être juste, bonne (au sens philosophique) et autodéterminée ne peut faire l’économie de la critique. La critique est porteuse d’éthique, puisqu’elle remet en question les conditions et les intentions de l’action humaine et sociale. Elle soulève les enjeux des intérêts au service desquels les citoyens sont souvent contraints d’agir, la plupart du temps à leur insu.  Elle agite les impératifs de la justice, de la rigueur, du bien commun et de la raison devant les injonctions des intérêts privés qui s’y opposent.  Elle historicise les enjeux sociaux afin d’en exposer les racines. Elle est l’esprit critique en action, elle est l’antidote de la corruption, entre autres. Parmi ses corollaires se trouve la recherche fondamentale, qui nous a semblé négligée dans le cahier du participant et qui ne peut survivre au modèle marchand de l’université.

Cette fonction critique a été grandement mise à mal dans les dernières années, en outre parce qu’elle dérange la marche de l’entreprise néolibérale vers l’asservissement des institutions publiques à l’intérêt privé et à la logique marchande.  La fonction critique a surtout été violemment attaquée comme déviance dans le cadre de la lutte étudiante et sociale de 2012.  La non-conformité, la remise en question et la déconstruction du discours dominant sur l’université entrepreneuriale et son approche client a valu à un nombre important d’étudiants, de professeurs et de citoyens des étiquettes liées à la déviance : radicaux, extrémistes, hystériques, violents, dangereux, etc. Les partisans du pouvoir, dont certains au sein même de l’université, ont voulu corriger cette déviance, la réprimer, parfois violemment. Nous attendons toujours réparation.

La critique est pourtant le fondement des fonctions émancipatrices et prospectives de l’éducation supérieure et de la recherche. Elle permet les constats francs et éclairés, les analyses rigoureuses et complexes, qui doivent précéder et accompagner toute tentative de construction de savoir.  Elle habilite les acteurs sociaux à la pensée et à l’action libre et autonome, puisqu’elle appelle l’usage public de la raison, tout en incitant à la prudence morale. Or, cet usage public de la raison doit être revalorisée et les collèges et universités doivent reconnaître que les étudiants et professeurs sont des intellectuels publics.

L’éducation supérieure porte comme mission l’émancipation des esprits et de l’action humaine de l’intérêt privé, que l’on définit comme tout intérêt qui ne peut servir qu’à l’avancement de la condition d’un groupe particulier. Il est l’intérêt du colonisateur, du libéralisme économique sauvage, de la logique marchande. Kant notait que l’esprit humain asservi n’atteindra jamais sa «majorité» au sens de sa souveraineté, sans reconnaître son asservissement et les forces et intérêts qui le sous-tendent par la critique. Il doit agir avec courage et résolution pour s’en libérer. 

Or, ce n’est pas dans une université assujettie au modèle marchand, où il est conçu comme client que le citoyen québécois arrivera à s’émanciper des forces paternalistes qui le gardent dans un état de mineur, de colonisé, de servitude à des intérêts particuliers qui sont par définition opposés à son projet d’émancipation. Une université qui attelle son destin à celle de l’entreprise privée ne peut rien pour libérer les esprits. La définition de la qualité de la formation, le mode de financement de l’éducation supérieure et de la recherche doivent impérativement et nécessairement être indépendants de ces intérêts particuliers.

Il importe ainsi de boucler la boucle avec la fonction prospective de l’Éducation supérieure. Appuyée sur la critique, des citoyens libres, autonomes et émancipés des intérêts particuliers, pourront discerner les avenirs possibles et d’identifier les conflits et contradictions de l’ordre social existant qui pourraient faire avancer la société vers l’un ou l’autre de ces avenirs.  En ce sens, elle peut servir de guide pour les choix et l’action politique émancipatrice.

La valeur d’un diplôme universitaire ne saurait ainsi se mesurer par sa valeur «marchande».

L’évaluation de la qualité de la formation ne peut donc reposer sur le modèle de rentabilité ou se refléter dans la seule «prospérité économique» d’un groupe restreint de citoyens québécois. Elle ne peut que se mesurer dans l’expression et la participation critique de tous les citoyens, dans les efforts qu’ils déploient envers la justice et le bien commun, dans leur déclaration en gestes et en paroles de leur autonomie et de leur liberté, dans leur engagement envers un avenir possible qui reflète cette justice, autonomie et liberté, dans la mise en  œuvre, bref, d’un projet émancipateur pour toute la collectivité québécoise.