dimanche 17 juin 2012

Un mardi 17 avril, à l’Université du Québec en Outaouais




La sortie récente du Premier ministre Jean Charest pour dénoncer la violence et l’intimidation m’a beaucoup fait réagir.  En premier lieu, je pense à toute cette violence symbolique et à l’intimidation concrète dont sont victimes une proportion importante de la population québécoise, particulièrement ceux qui ne font pas partie de l’élite capitaliste. La violence symbolique se définit, selon Bourdieu (1972), comme «tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force». Les rapports de sens imposés par les élites au pouvoir sont portés dans sa novlangue, qui fustige, semonce, infantilise les dissidents, les indignés, les étudiants (qui sont à la fois dissidents et indignés) et nourrit l’asymétrie croissante entre ceux qui gouvernent et ceux qui en théorie, dans une démocratie, confèrent à cet acte de gouvernance sa légitimité.

Or, au Québec, en 2012, rien de moins légitime que CE gouvernement et que SON bras armé, qui porte les uniformes du SPVM, SPVQ et du SPVG, entre autres.  L’intimidation, qui se veut abus de pouvoir visant à contrôler et déstabiliser l’autre, provoquant chez lui un sentiment d’impuissance, elle est policière, elle est politique et elle connaît sous le PLQ une ère nouvelle. L’intimidation, au Québec, est sociale, flagrante, institutionnalisée et à grande échelle. 

Demain, mon collègue Thibault Martin, qui est sociologue au Département des sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais, comparaitra en cour pour répondre à une accusation d’entrave au travail des policiers le 17 avril 2012.  Thibault est le premier professeur de l’histoire du Québec à être arrêté dans son université.  Un geste profondément politique.  Une cible politique aussi.  Dans un cauchemar de violence et d’intimidation que j’aimerais raconter dans les lignes qui suivent, l’arrestation de Thibault s’inscrit à la fois dans la violence symbolique et l’intimidation décrites plus haut. Je me suis longtemps retenue de décrire cette journée, je la décris comme je l'ai vécue.  J'écris rapidement, pour me soulager.  La construction est lacunaire, mais authentique.

Le 16 avril, alors que plusieurs de nos étudiants de l’UQO choisissaient de réagir à l’injonction contre leur démocratie étudiante en occupant les édifices du pavillon Alexandre-Taché et en s’y barricadant, j’étais à l’UQAM pour soutenir ma thèse de doctorat.  J’ai appris, 6 minutes avant de m’adresser au jury, ce que nos étudiants faisaient. J’ai appris, après le vin d’honneur, que certains de mes collègues professeurs, accompagnés de quelques citoyens, avaient formé une chaîne humaine pour barrer l’entrée de l’édifice central aux policiers de la ville de Gatineau qui souhaitaient sortir les étudiants manu militari.  J’ai vu le lendemain les photos de ce geste de solidarité puissant avec les étudiants. Au premier plan de ces photos, la directrice du Département des sciences de l’éducation, Francine Sinclair, ma collègue du même département, Judith Émery-Bruneau et mon collègue, Thibault Martin. 

Somme toute, la situation du 16 avril s’était résorbée pacifiquement.  Sous l’insistance des professeurs et des citoyens, les policiers ont accepté que les étudiants sortent sans être accusés. 

Le lendemain, 17 avril, tout a changé.

Je me suis rendue à l’université tôt (vers 7h50).  Les portes à l’avant du campus étaient verrouillées, il fallait entrer par l’arrière de l’édifice et présenter notre carte d’employé/ d’étudiant aux gardiens de sécurité qui surveillaient les portes. J’ai décidé de rester à l’extérieur pour attendre l’arrivée des collègues qui s’étaient dits ébranlés à l’idée d’entrer seuls pour donner leur cours (sous menace juridique) à des groupes profondément divisés et potentiellement hostiles. Trois policiers étaient devant la porte, à l’extérieur, et des gardiens se trouvaient à l’intérieur. Pendant que j’attendais, j’observais les étudiants qui présentaient leur carte à la porte. Certains entraient, d’autres – ceux qui portaient le carré rouge - se voyaient refuser l’accès. Parmi eux, un de mes étudiants de quatrième année, Hugues. Il a attendu que le profilage politique soit flagrant avant de demander à un des policiers
«Pourquoi vous ne laissez pas rentrer les étudiants avec des carrés rouges ?» 

Un vif échange s’ensuivit, pendant lequel Hugues s’est fait essentiellement dire de se mêler de ses affaires, mais il persistait.  Excédé, le policier l’a saisi par les courroies de son sac à dos pour le secouer violemment.  Craignant que le policier passe aux coups, je suis passée derrière Hugues et j’ai saisi son coude pour le faire reculer.  Je ne sais pas comment cela s’est produit, mais en quelques fractions de seconde, un policier me tordait le bras jusqu’à ce que la douleur et l’inconfort de la position me forcent à genou. Il m’a relâchée devant les vives protestations des étudiants et collègues réunis à l’extérieur. Je lui ai demandé son matricule à plusieurs reprises (il ne le portait pas sur sa veste fluo) avant qu’il ne me le donne. 1240.  Je ne l’oublierai jamais.

J’avais mal, mais je sentais que ces altercations signifiaient que les rapports de sens et de forces s’étaient modifiés entre le lundi et le mardi. Je suis restée sur place.  J’ai attendu les collègues et j’ai présenté ma carte d’employée. Je suis entrée et je me suis dirigée vers le département, avec deux de mes collègues. Des étudiants qui passaient, fortement agités, ont indiqué que plusieurs policiers se trouvaient au troisième étage et qu’ils cherchaient des étudiants. Nous avons convenu d’aller voir ce qui se passait. Des policiers à l'intérieur, c'est inusité.

Arrivée au pallier du troisième étage, face aux portes vitrées qui donnent accès aux bureaux, nous nous sommes trouvés avec une dizaine d’étudiants.  De l’autre côté des portes, une douzaine de policiers, au moins, tie-wraps à la ceinture et deux membres de l’administration.  Les policiers étaient dans deux groupes, dont un qui avait le dos à la porte.  Un des administrateurs nous regardait en riant.  Nous craignions sincèrement pour les étudiants qui étaient recherchés.  Thibault est arrivé, nous a demandé ce qui se passait. Ils cherchent des étudiants, nous lui avons dit, on ne sait pas pourquoi. 

Je retiens des minutes qui suivent qu’il s'est fait coincer entre la porte et son cadre, puis plusieurs mains l'ont saisi et l'ont tiré de l’autre côté de la porte. Immédiatement, c’était le son de son corps qui frappait la tuile.  Le visage écrasé au sol, au moins trois genoux sur son dos, Thibault est menotté et mené hors de notre vue. Pourquoi Thibault ?  Il avait pris parole dans le point de presse des professeurs la veille, sa photo était dans les journaux, aux actualités télévisées. 

Nous sommes descendus au rez-de chaussée.  Traumatisés.  Que s’était-il produit ?  Pourquoi ?  Comment se faisait-il que le campus soit occupé par la police et qu’ils arrêtaient des professeurs ? Nous étions tous profondément choqués par cette atteinte à la mission de sanctuaire que porte depuis l’époque médiévale l’université.

Nous souhaitions remonter au premier étage, où se trouvent nos bureaux. Ce n’est pas possible, nous indiquent les gardiens de sécurité.  Nous ne pouvons plus monter.  Nous décidons d’attendre à la cafétéria, avec une centaine d’étudiants qui attendent leur cours.  Mais nous apprenons que plusieurs de ces cours n’auront pas lieu, puisque le campus est fermé.  Les policiers et les gardiens qui contrôlent la seule porte d’accès ne laissent plus les gens entrer.

Nous sommes assis à discuter.  Avec nos portables, nous tentons de comprendre ce qui se passe à l’extérieur. Des cégépiens qui sont venus à l’Université soutenir leurs collègues ont entouré le fourgon policier qui doit transporter Thibault, apprend-on. Parmi eux, ma fille. Un geste de solidarité qui nous laisse sans mots.

Un drôle de manège commence alors à la cafétéria. Un des administrateurs présents pendant l’arrestation de Thibault marche en tête de quinze policiers. Ils arrivent où nous sommes assis et nous entourent. Nous ne savons pas ce qu’ils veulent.  Vont-ils nous arrêter ?  Qu’avons-nous fait ?  Ils s’approchent de quelques pas.  Une collègue sort son appareil photo et demande aux étudiants qui a un cours à 12:30. La quarantaine d’étudiants qui sont assis près de nous lèvent tous la main.  Elle leur demande le sigle et le titre de leur cours, qu’ils lui donnent, un à un, pendant qu’elle les filme.  Elle est à deux pas de l’administrateur et des policiers. Ils attendent quelques minutes, une fois tous les cours nommés, ils reculent et partent.  Dans l’heure et demie qui suit, ils reviendront deux fois répéter le même manège. 

Que faire ? Ma collègue Judith se rend vers le secteur où se situe la porte d’entrée surveillée par les policiers pour s’informer.  Nous restons à la cafétéria à attendre.  C’est surréel.  D’un côté de la cafétéria, des employés qui mangent tranquillement leur repas.  Du nôtre, deux professeures et une quarantaine d’étudiants (auxquels s’ajouteront d’autres étudiants à la sortie des quelques cours qui ont lieu à 12:30) assis très près les uns des autres, inquiets. Une fois la cafétéria vidée, nous voyons des policiers passer avec Thibault en menottes.  Ils le changent de place, le mène vers l’avant. Il est visiblement en douleur. 

Nous apprenons alors que Judith vient d’être expulsée de force par les policiers. Pourquoi Judith ?  La veille, elle était un des trois visages les plus visibles de la chaine humaine visant à protéger les étudiants barricadés à l’intérieur.

Dans quelle pièce kafkaenne nous trouvons-nous ?

Pendant que je cherche à communiquer avec ma fille, qui est à l’extérieur, les téléphones des étudiants commencent à sonner.  Les messages texte abondent. Des étudiants viennent nous dire que leurs collègues à l’extérieur ont vu l’escouade anti-émeute se préparer près de l’aile E.  Qu’ils vont bientôt intervenir si les gens ne sortent pas. Des étudiants tiennent à rester. Je ne veux pas quitter les lieux sans savoir ce qu'il adviendra des étudiants, ma collègue non plus. 

Une étudiante vient me demander de parler à tout le monde, pour les distraire de l’inquiétude, de la peur qui monte (chez moi aussi, elle monte !).  Je lui demande si elle veut un teach-in. Elle me dit oui.  Je me lève sur une chaise et je demande aux étudiants s’ils veulent un teach-in, discuter d’un sujet en particulier.  Ils disent oui, s’installent aux chaises autour de moi. Je leur demande de quel sujet ils aimeraient que je leur parle. Parle-nous de la démocratie, répond quelqu’un. Ma formation initiale est en histoire, je leur dis, on discute de l’évolution de la démocratie occidentale, si ça vous convient.  Ils sont tous d’accord. 

Je commence.  De la sédentarisation à la révolution industrielle, je parle des grandes ruptures dans l’organisation politique des sociétés occidentales.  Les étudiants écoutent, lèvent la main et ajoutent des explications, posent des questions. C’est d’un calme incroyable.

Je note, du coin de l’œil, assis à quelques mètres de nous, l’administrateur qui menait les policiers.  Il écoute et parle dans un téléphone cellulaire.  Alors que nous discutons de la concentration des pouvoirs économiques et politiques, un autre membre de l’administration prend place derrière moi, téléphone à la main.  Elle répond à quelqu’un que je donne un cours d’histoire.  Que les étudiants sont assis, calmes et attentifs. Que ce n’est pas du tout le bordel dans la cafétéria. Je ne comprends pas trop ce qui se passe. Une collègue apparaît soudain et vient me chuchoter à l’oreille que quelqu’un a dit aux policiers que je suis à «foutre le bordel dans la cafétéria» et que j’«incite à la violence». Que dès que je sors, je serai arrêtée par les policiers.  Je suis incrédule.  Pour quelles raisons peut-on croire que j’incite à la violence ? Depuis quand un cours d’histoire, une discussion sur les différentes formes qu’a prises la démocratie occidentale dans l’histoire sont-ils considérés «le bordel» ou «incitation à la violence» ?

Je termine le teach-in en lisant l'excellent texte de Ianik Marcil présenté à l'événement «Nous».  Nous sommes tous émus et silencieux.

Je m’assois. Ma collègue, Geneviève, qui est avec moi depuis l’incident du matin, s’assoit avec moi. Nous regardons plusieurs étudiants inquiets décider de sortir de l’édifice. 

Je sors plus tard, entourée de merveilleuses personnes qui réussissent à me faire passer inaperçue.  Dans le stationnement arrière de l’Université, un groupe d’étudiants et de professeurs sont assis par terre, entourés de policiers.  Un des administrateurs prend le porte-voix et déclare que nous devons quitter le terrain de l’institution immédiatement, sans quoi nous serons déclarés intrus et traités en conséquence.  Les étudiants décident de prendre la rue, face à l’anti-émeute.   

Le mardi 17 avril, épuisés par leur journée (j’apprends qu’ils ont été plusieurs à se faire bousculer par les policiers à la porte d’entrée, où ils sont restés pour exiger l'accès à leur université), les étudiants se dispersent.  


Le mercredi, ce seront les arrestations de masse.

Le jeudi, les affrontements, le matraquage, les blessures, le sang, le piège, d’autres arrestations de masse, des conditions de détention inhumaines. 

Violence et intimidation, M. Charest ? 

Rapports de force ?

Des policiers armés, en armure, contre des gens comme mes étudiants.  Le policier qui m’a tordu le bras m’a interpellée dans la rue le lendemain, pour m’indiquer que je n’avais pas compris de son intervention qu’il cherchait à protéger son collègue.  Votre collègue armé d’un pistolet ? je lui demande.  Il fait oui de la tête. Le protéger de moi ?  je lui demande du haut de mon 5 pieds 2, 108 livres (un rapport de force très asymétrique). Ah ! me répond-il, vous ne comprenez rien à l’intervention policière. 

J’ai compris qu’elle sert à faire peur, à faire taire, à faire fuir.

Rapports de sens ? 

Des étudiants exclus de leur cours pour un carré rouge.
L’arrestation de Thibault déclarée justifiée par l’administration, la journée même, avant que ne se soit prononcé un juge. Finie, la présomption d’innocence.
Un cours informel d’histoire déclaré incitation à la violence. 
Des étudiants et des professeurs déclarés intrus. 

Demain, je serai en cour habillée de rouge de la tête aux pieds. Pour rétablir le rapport de sens, ne serait-ce que quelques minutes.  Thibault sera entouré de plusieurs collègues et étudiants. Pour rétablir le rapport de force, pacifiquement, silencieusement, ne serait-ce que quelques minutes.  

Vendredi, nous serons dans les rues.  Force et sens de notre côté.  Nous sommes plus nombreux, nous n'avons jamais été dupes du sens manipulé. 

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