C'est pourquoi les enseignantes et les enseignants doivent faire preuve d'une grande vigilance face aux solutions faciles. Parmi celles-ci, certains diagnostics de «troubles» divers qui expliqueraient les difficultés d'un élève à l'école et qui se régleraient par une médication quelconque (on s'entend: un trouble est une pathologie, les troubles existent et sont bien documentés. Tous les diagnostics ne sont pas erronés. Nous questionnons ici l'existence et la prévalence de certains troubles).
Les conditions de travail des enseignants et les compressions qui enlèvent à l'école les services complémentaires pour accompagner les élèves font en sorte qu'il est parfois plus simple de prendre cette route, j'en conviens. Malheureusement, la structure rigide de l'école fait en sorte que l'on enseigne à un groupe d'élèves, plutôt qu'à chaque élève en fonction de ses caractéristiques particulières. C'est sans compter que les logiques autoritaires et comportementales des systèmes scolaires occidentaux tendent à effacer l'individu au profit d'un groupe sur lequel l'adulte cherche à avoir le contrôle (Sleeter, 2010). Mais le dommage que les solutions faciles laissent dans leur sillon est trop important, il nous faut les aborder de façon très critique.
En effet, à la lumière des recherches de plus en plus nombreuses sur la construction sociale de «troubles» d'apprentissage et d'adaptation psychosociale (voir ce matin, dans Le Devoir, le bouquin de Patrick Landman, présenté par Louis Cornellier), dont les recherches de C. Dudley Marling, notamment - qui tendent à montrer une prévalence disproportionnée de ces troubles dans les milieux appauvris, chez les communautés culturelles et chez les garçons - et l'étude ethnographique de Wong, entre autres, la prudence est de mise.
Quelles finalités se cachent dans les solutions faciles comme ces diagnostics ?
Dudley-Marling (2004) souligne «As an institutional construct, the category of L[earning]D[disability] must be understood in terms of its role in serving the needs of the institution of schooling (Berger & Luckman, 1966). Special educators may be committed to serving the needs of individual children, but special education as an institutional category is only partly about addressing the needs of children. In an institution that creates failure by insisting that “everyone do better than everyone else” (McDermott, 1993, p. 274), learning disabilities offer a ready explanation for school failure that maintains the legitimacy of schooling by situating the responsibility for learning problems in the heads of individual students. From this perspective, the creation of LD “can be viewed as the means by which the failures of the system and the exclusionary pressures within it are transformed into the failings of students” (Booth,1998, p. 83). »(p. 484).
L'école n'est pas la seule responsable, bien entendu, puisqu'elle est l'outil d'une superstructure.
Tout projet de formation juste et humaniste se bute en effet, plus largement, «[...] aux intérêts utilitaristes du
système capitaliste qui propose plutôt le modèle économique du capital humain,
qui désigne "le stock de connaissances valorisables économiquement et
incorporées aux individus" (Guerrec et Ralle, 1995, p. 52) et qualifie
l’utilité de l’individu dans l’organisation productive (Laval, 2003, p. 73). Le
respect du rythme et de la nature de parcours développementaux hétérogènes cède
ici sa place aux enquêtes sur la performance et aux tests permettant de déceler
précocement les "manques" qui mobiliseront des interventions institutionnelles
pour accroitre le rendement du capital humain.»
«La
recrudescence et la précocité accrue des épreuves ministérielles dans les
écoles (dès la deuxième année du primaire) témoignent de ce souci de
performativité. Les prescriptions pédagogiques qui découlent des recherches sur
le rendement/ la réussite scolaire (les notes obtenues par l’élève) reposent
sur des prémisses tenues selon lesquelles les résultats aux examens seraient
garants de la réalisation des processus complexes d’apprentissage et de
développement que nous venons de présenter. La course au capital humain,
nourrie de ces recherches sur le rendement scolaire, relègue les approches
constructivistes et socioconstructivistes au "radicalisme" et leur substitue
des approches axées non pas sur l’apprentissage et le développement humain,
mais sur le traitement de l’information, sa rétention et sa reproduction fidèle.
Dans un tel cadre, il importe que les acteurs de l’éducation demeurent
vigilants face aux propositions d’une école plus "efficace", d’un "rendement
accru", des recettes explicites et clef en main, lesquelles feront toujours
plus de "perdants" que de "gagnants", et qu’ils interpellent les promoteurs de
ces idées quant à leurs finalités éducatives et développementales et quant à
leurs représentations de l’enfant.» (Demers et Sinclair, 2015, p. 324-325).
Nous le répétons: la représentation de l'élève comme ensemble de statistiques normées, qui
« […] pense l’enfance en fonction d’une normalité plus ou moins fixe, plus ou moins tolérante aux écarts et à la singularité, au lieu de la concevoir dans le cadre d’une normativité, c’est-à-dire d’une forme de vie qui se développe en créant ses propres normes » (Dupeyron, 2012, p. 3).
et selon laquelle
«La singularité dans le développement, dans les modes d’apprentissage, produirait à ce titre des diagnostics, appuyés notamment des sciences médicales (surtout en psychopathologie). Afin de rencontrer la norme, l’enfant qui est perçu comme ne sachant rien de lui-même (et certainement moins que les experts qui l’étudient) devrait être guidé dans les "stades" de son développement par l’adulte expert et rationnel. [...] L’intervention externe à un processus perçu comme interne serait ainsi conditionnée par la proximité de chaque enfant à la "norme", ceux dont les écarts seraient quantifiés comme plus importants étant soumis à une intervention accrue.» (Demers et Sinclair, 2015, p. 304-305) est irréconciliable avec toute finalité réellement éducative.
Nous le répétons: la représentation de l'élève comme ensemble de statistiques normées, qui
« […] pense l’enfance en fonction d’une normalité plus ou moins fixe, plus ou moins tolérante aux écarts et à la singularité, au lieu de la concevoir dans le cadre d’une normativité, c’est-à-dire d’une forme de vie qui se développe en créant ses propres normes » (Dupeyron, 2012, p. 3).
et selon laquelle
«La singularité dans le développement, dans les modes d’apprentissage, produirait à ce titre des diagnostics, appuyés notamment des sciences médicales (surtout en psychopathologie). Afin de rencontrer la norme, l’enfant qui est perçu comme ne sachant rien de lui-même (et certainement moins que les experts qui l’étudient) devrait être guidé dans les "stades" de son développement par l’adulte expert et rationnel. [...] L’intervention externe à un processus perçu comme interne serait ainsi conditionnée par la proximité de chaque enfant à la "norme", ceux dont les écarts seraient quantifiés comme plus importants étant soumis à une intervention accrue.» (Demers et Sinclair, 2015, p. 304-305) est irréconciliable avec toute finalité réellement éducative.
Ce ne sont pas des enjeux anodins, mais des orientations systémiques qui peuvent avoir un impact puissant et durable sur la vie de milliers d'individus, "catégorisés" pour seul affront que de ne pas se conformer à une norme arbitraire, socioéconomiquement située et construite, à un rythme et à un mode d'apprentissage calqués sur un modèle industriel opprimant.
Entendons-nous, éduquer ne peut signifier «plier à une norme» - cognitive, comportementale, psychosociale.
Entendons-nous, éduquer ne peut signifier «plier à une norme» - cognitive, comportementale, psychosociale.
Éduquer, c'est fournir les outils de l'émancipation. S'éduquer, c'est se libérer - y compris des conventions qui servent les intérêts autres que cet intérêt primordial.
références:
Dudley-Marling, C. (2004). The social construction of learning disability. Journal of Learning Disabilities, 37, 482-489.
Dudley-Marling, C. (2004). The social construction of learning disability. Journal of Learning Disabilities, 37, 482-489.
Dupeyron, J.-F. (2012). La grande enfance. Éducation et socialisation, 32.
Demers, S. et Sinclair, F. (2015). Apprentissage et développement humain. Dans S. Demers, D. Lefrançois & M.-A. Éthier (dir.). Les fondements de l'éducation (pp. 299-335). Sainte-Foy: Multimondes.
Demers, S. et Sinclair, F. (2015). Apprentissage et développement humain. Dans S. Demers, D. Lefrançois & M.-A. Éthier (dir.). Les fondements de l'éducation (pp. 299-335). Sainte-Foy: Multimondes.