vendredi 10 novembre 2017

Contre la création d'un institut national d'excellence en éducation


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Institut national d’excellence en éducation: un danger qui guette les élèves, les enseignantes et enseignants, les chercheuses et chercheurs

Quatre enjeux alimentent mon opposition à la création de cet Institut : 1) la soumission de l’éducation aux logiques et principes de la Nouvelle gestion publique et ses impératifs de rentabilité ; 2) le détournement des finalités éducatives vers la marchandisation et le capital humain ; 3) la déqualification (deskilling) des enseignantes et enseignants et les attaques frontales à leur autonomie professionnelle et 4) la délégitimation de certaines formes et perspectives de recherche. 

Nous reconnaissons dans le document de consultation sur la création de l’Institut une volonté affirmée d’améliorer les pratiques éducatives. Cela nous semble un objectif noble.  Toutefois, une lecture plus attentive nous permet de constater la présence de concepts clés associés aux diverses approches inspirées de la Nouvelle gestion publique, dont les concepts des «meilleures pratiques», les «données probantes» et les indicateurs quantitatifs supposés rendre compte du succès, voire de la rentabilité du système d’éducation québécois. Dans une telle perspective, nous ne sommes pas étonnés de constater que si une analyse différenciée selon le genre et la langue est présentée, l’analyse différenciée selon l’indice d’appauvrissement (communément appelé «défavorisation») est absente, occultant ainsi une donnée stable et persistante dans le monde occidental, c’est-à-dire la condition socioéconomique de l’élève et de sa famille (l'indice du seuil de faible revenu et l'indice de milieu socio-économique [IMSE] se révélant comme déterminants importants de la non persévérance scolaire[1]). Nous constatons que le document comporte implicitement à ce sujet une prémisse à nos yeux dangereuse et erronée, soit celle qui identifie les pratiques des enseignantes et enseignants (qui semblent particulièrement visés par ce document) comme prioritairement responsables de la non-réussite scolaire. Cela fait porter un fardeau démesurément lourd à ces actrices et acteurs de l’école, considérant la complexité des facteurs ayant une incidence sur cette non-réussite. 

Plus encore, le tableau établissant la validité de la preuve scientifique, présenté à la page 13 du dossier de consultation, rejette d’emblée les recherches réalisées avec les praticiens (recherche participative, recherche-action, recherche collaborative, par exemple), les recherches fortement ancrées dans la prise en compte de la complexité des contextes (les études de cas, ethnographiques, par exemple) afin de ne favoriser qu’une forme de recherche scientifique, quantitative, méta-analytique. Ces orientations confirment la fermeture idéologique, épistémologique et méthodologique des orientations de ce projet d’institut.

Nous interrogeons également la présentation univoque et non-problématisée des concepts de meilleures pratiques et de résultats probants, aujourd’hui contestés dans les domaines et disciplines à leur origine. Notons que l’idée que des pratiques puissent être qualifiées de «meilleures» et transposées par imitation à des contextes variés fait émerger de sérieuses questions sur le plan des critères d’évaluation des pratiques. Nous déduisons de l’accent placé sur le taux de diplomation «dans les temps prescrits» (cinq ans) qu’il s’agira du champ sémantique principal pour déterminer la variable dépendante par laquelle les «meilleures» pratiques seront identifiées. Il s’agit d’une conception réductrice de la réussite éducative qui cache des visées de «rentabilité» . 

À ce sujet, les diverses recherches orientées autour de l’efficacité des systèmes éducatifs et des pratiques enseignantes définissent souvent ces exigences dans une perspective de «capital humain» : accéder à des études postsecondaires, obtenir des revenus plus élevés, contribuer à l’essor économique du pays, notamment en n’engendrant pas de couts pour l’État (Clanet, 2012). 

«Nul besoin de souligner que face à une finalité d’efficacité commensurable, les institutions se doivent d’ériger des systèmes pour saisir les chiffres, les comparer entre eux, évaluer leur adéquation aux indicateurs, revoir les indicateurs, et ainsi de suite, pour contrôler le travail de leurs acteurs. Si, en éducation, apprendre et enseigner (avec tout ce que cela implique pour la formation et le développement de chaque individu) doivent être entendues comme activités de premier ordre, les exigences liées à l’efficacité et à la performativité feraient plutôt des actes d’évaluer, de comptabiliser et de contrôler les moteurs d’actions prioritaires, reléguant apprendre et enseigner à des activités de second ordre.» (Demers, 2016)

Meilleures pratiques, résultats probants 
Par ailleurs, plusieurs auteurs souligneront qu’il ne peut exister de «meilleures» pratiques lorsqu’il est question de contextes humains complexes. Une transposition ou une application rigide d’une «meilleure pratique», par exemple, dans un contexte complexe comme l’enseignement pourrait réduire les horizons d’action ou la créativité requise pour la résolution de problèmes souvent imprévus et émergeants, portant ainsi implicitement le potentiel de faire moins bien. Au mieux, nous dirons certains, nous pouvons espérer élaborer des pratiques contextuellement prometteuses (Kaner, Bach et Pettichord, 2001; Reay, Berta et Kohn, 2009; Turner, Haley et Hallencreutz, 2009).

En ce qui concerne les résultats probants, bien que ces derniers soient présentés comme leviers pour régler tous les maux associés à la pratique professionnelle, certaines voix s’élèvent aujourd’hui pour remettre en doute la justifiabilité de la mise en œuvre de «recettes» par des professionnels désormais dépendants de résultats de recherche dont les conditions de production pourraient ne pas être compatibles avec leurs conditions de pratique (voir l’analyse de Feinstein et Horwitz [1997] et de Straus et McAlister [2000] dans le domaine de la médecine, par exemple, ou Webb [2001] dans le domaine du travail social). Par ailleurs, les recherches considérées fournir des résultats probants ne prennent pas en compte ce que l’on identifie communément comme «soft data», c’est-à-dire les données qui reflètent la complexité inhérente à chaque cas individuel. Elles établissent plutôt une supériorité des données «dures» qui consistent en patterns généraux dans une population. Or, aucun élève, aucun enseignant ne saurait être décrit en ces termes et reconnu dans de telles recherches comme acteur complexe et unique agissant au sein d’un système complexe et unique qui agit sur lui et vice versa. Une vision de l’action éducative dans une perspective de «résultats probants» serait non seulement réductrice des situations vécues par les acteurs scolaires, mais également contraignante sur le plan des solutions qu’il leur est possible d’envisager et incompatible avec la formation d’un citoyen qui structure son identité et développe les ressources pour définir sa vie bonne et agir conséquemment.

Enfin, une dimension centrale de l’autonomie dans toute profession est la possibilité d’être l’auteur du sens que l’on donne à notre travail, ce qui inclut bien entendu la possibilité de formuler les finalités qui orientent notre action, de choisir et d’élaborer les moyens qui nous permettent de rencontrer ces finalités en fonction de notre identité professionnelle, de notre contexte de travail et des besoins qui en émergent. Cela inclut également la possibilité d’être l’auteur et l’usager premier des modes d’évaluation des effets de ces choix. La perte de cette «autorité», puisque son sens premier est celui d’être auteur, est selon Clot (2010) notamment, à l’origine d’une proportion importante du mal-être au travail et des problèmes de santé qui y sont associés. Or, le pilotage de l’action des enseignants par les «meilleures pratiques» issues de recherches dont les résultats seraient «probants» porte justement atteinte à cette autonomie professionnelle et aux conditions de bienêtre au travail. Qui plus est, une telle perspective de l’éducation tend à réduire la validité de l’action professionnelle à son effet sur la seule variable dépendante que sont la note de passage et la diplomation. Enseigner implique des effets beaucoup plus vastes et humains que la «réussite scolaire», difficilement quantifiables mais essentiels à la formation citoyenne, au bienêtre et au développement global des potentialités des individus.  Placer l’accent sur la rentabilité et la performance limiterait conséquemment tout aspect de l’expérience scolaire qui n’est pas quantifié mais qui pourtant agi de façon prépondérante sur la qualité de vie des personnes et leur participation sociale.




Clot, Y. (2010). Le travail à coeur. Pour en finir avec les risques psychosociaux. Paris : La Découverte. 
Demazière, D., Lessard, C. & Morrissette, J. (2013). Les effets de la NGP sur le travail des professionnels : transpositions, variations, ambivalences. Éducation et Sociétés, 32(2), 5-20.

Demers, S. (2016). L’efficacité : une finalité digne de l’éducation ? Revue des sciences de l’éducation de McGill, 51(2), 961-972.
Feinstein, A. et Horwitz, R. (1997).  Problems in the "evidence" of "evidence-based medicine". American Journal of Medecine, 103(6), 529-535.
Reay, T., Berta, W.  et M. Kohn (2009). Academy of Management Perspectives, 23 (4),  5-18
Sanwal, A. (2008). The myth of best practices. Journal of Corporate Accounting and Finance, 19(5), 51-60.
Saussez, F. et C. Lessard (2009). Entre orthodoxie et pluralisme, les enjeux de l’éducation basée sur la preuve. Revue française de pédagogie, 168, 111-136.
Straus, S. E., & McAlister, F. A. (2000). Evidence-based medicine: A commentary on common criticisms. Canadian Medical Association Journal, 163, 837–841.
Turner, D., Haley, H. Hallencreutz, J. (2009). Towards a global definition of best practice in change management. International Journal of Knowledge, Culture and Change Management, 9(8), 188-192.
Webb, S. A. (2001). Some considerations on the validity of evidence-based practice in social work. British Journal of Social Work, 31, 57–79.







[1] Ministère de l’éducation du Québec [2005]. La réussite scolaire des garçons et des filles. L’influence du milieu socioéconomique. Québec : Gouvernement du Québec. «Un milieu socioéconomique défavorisé constitue un facteur plus discriminant que le sexe en ce qui a trait au retard des élèves à l’entrée au secondaire», par exemple. Deux fois plus d’élèves des milieux les plus défavorisés que ceux des milieux les plus favorisés quitte l’école sans obtenir de diplôme, et ce, tant chez les garçons que chez les filles. «Plus le niveau socioéconomique est faible (rangs 9 et 10), plus le taux de sortie avec diplôme en 5e secondaire diminue, tant chez les garçons que chez les filles»




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