samedi 31 janvier 2009

De la prétendue neutralité des enseignants et des manuels

Une réponse à la situation CJMF - Françoise David provoque chez moi le retour d'une réflexion et d'une prise de position quant à la neutralité de l'éducation.

Oublions deux secondes que tous ceux (et ils sont des centaines, dans tous les pays du monde) qui se sont penchés sur la subjectivité des curricula ont conclu non seulement à un curriculum caché et un biais flagrant en faveur de l'élite dominante dans la sélection des contenus, des approches pédagogiques, dans la formation des enseignants, dans l'éloge du positivisme... Nous savons que l'éducation n'est pas neutre. Nous savons que la neutralité dans les phénomènes humains n'existe pas.

Posons-nous plutôt la question à savoir quel type de modèle il est préférable de proposer aux élèves ? Est-ce que je veux être une enseignante qui prétend à l'objectivité, qui sert son programme et présente de façon dite «équilibrée » les «faits» (bien qu'il soit immensément rare que les versions les plus divergentes ne soient disponibles pour fins de présentations) sans prendre position ? Quel type de citoyen cela forme-t-il ? Mes recherches (trois ans, maintenant) à ce sujet, ainsi que mes 9 ans passés en salle de classe me font conclure que cela nous donne un citoyen PASSIF, INDÉCIS, INCAPABLE D'AGIR ET DE PRENDRE POSITION. C'est le citoyen silencieux qui ne réagit pas aux injustices de ce monde. C'est l'apathie face à la société qui ne change pas et s'enlise dans un modèle injuste et vicieux.

Imaginons que nous soyons assez éveillés pour comprendre à quel point l'idéologie dominante est inhérente à l'école dans sa structure, ses programmes, les relations humaines qui y évoluent, etc. Imaginons que le modèle que l'on propose à nos élèves soit celui d'un citoyen engagé, qui prend position, qui explique rationnellement ses positions, preuves à l'appui, qui crée des relations de pouvoir dans la salle de classe où la délibération démocratique est favorisée, encouragée, intuitivement induite chaque fois qu'il y a matière à engagement ou à controverse.

Que les manuels présentent des personnes engagées, qu'elles soient d'un parti politique ou qu'elles aient marqué notre société comme l'a fait Françoise David, cela ne me semble que cohérent avec la finalité de l'école : former des citoyens participatifs, critiques, engagés et orientés vers la justice sociale. Hésiterait-on à placer Michel Chartrand dans un manuel (non, nous l'avons fait dans nos manuels) ? Qu'en est-il de René Lévesque ? Sa présence est-elle une pub pour le Parti québécois ?

Il est impossible d'être neutre. Le prétendre est d'une hypocrisie incroyable. Pire, c'est contraire à notre mission éducative.

31 commentaires:

Clément Laberge a dit…

Merci. Texte nécessaire dans les circonstances.

Anonyme a dit…

Bien d'accord pour former des individus participatifs, critiques et engagés. Hourra pour saluer le travail de Michel Chartrand ou les idées de René Lévesque.

Sauf qu'ils ne sont pas en politique active. C'est à mon sens la ligne qui doit être tracée. Peut-être qu'il n'y a que la dernière phrase dudit cahier qui est de trop finalement.

Anonyme a dit…

Bonjour,

Je trouve le geste de cet animateur dont vous rapportez les propos tout a fait déplorable. C’est d’une petitesse d’esprit qui se doit d’être déplorée. Cela étant dit, j’aimerais néanmoins exprimer mon malaise face à la position défendue dans votre présent article.

Je connais, moi aussi, les travaux que vous évoquez à propos de la subjectivité. Aussi, j’admets qu’une parfaite objectivité ne soit pas possible et que l’éducation favorise peu ou proue certaines avenues plutôt que d’autres. Cependant, deux remarques critiques me semblent nécessaires :

1) D’abord, une remarque factuelle. Il faut reconnaître (et prendre la mesure de ce que cela implique!) que l’institution universitaire analysée par un Bourdieu, par exemple, n’est plus la même que celle qui est en place dans le Québec actuel. Par exemple, on peut certes dire que l’élite universitaire a déjà été composée de traditionalistes et que le positivisme a déjà été dominant. Mais le positivisme (i.e. la croyance selon laquelle la science peut ou pourra répondre à tout, y compris aux questions morales et politiques) n’est plus vraiment présent dans le monde universitaire et il est révolu le temps où on en faisait l’éloge. À notre époque, dans de nombreux départements de sciences humaines et sociales, c’est plutôt une adhésion au relativisme que l’on retrouve fréquemment (et, dans les départements des sciences de l’éducation, c’est fréquemment une variante ou une autre de socioconstructivisme que l’on retrouve).

2) Ensuite, quant au fond, il me semble capital dans une perspective critique de ne pas confondre «is» et «ought» ( http://en.wikipedia.org/wiki/Is-ought_problem ). Certes, on ne peut pas être parfaitement neutre, mais ça ne signifie pas que l’on ne doive pas pour autant tenter de l’être le plus possible. On peut maintenir en tant qu’idéal vers lequel tendre une neutralité face aux points de vue (dans les contextes d’éducation), même si l’objectivité en toutes choses n’est pas possible.

Tenter de comprendre l’Autre :
Si nous tentons de comprendre l’Autre (non pas cet Autre_exotique_que_nous_fantasmons_nous-mêmes, mais plutôt celui qui est radicalement_Autre_dans_une_Différence_qui_choque), donc si nous tentons de comprendre le discours de ces radios-poubelles, que remarquons-nous? Les grossièretés mises à part, une chose étonnante est que malgré leur diversité, ils ont un point en commun : sur le fond, leur rhétorique se base sur une position analogue à celle que vous défendez dans le présent article.

Leurs discours s’articulent grâce à ce type d’assise épistémologique et de positionnement moral («Est-ce que je veux être une enseignante [ou un animateur] qui prétend à l'objectivité, qui sert son programme et présente de façon dite «équilibrée » les «faits» […] sans prendre position? […]»). Simplement, ils diront que le monde a changé et qu’aujourd’hui «l’élite dominante» n’est plus composée majoritairement des traditionalistes, mais plutôt de personnes issues de la génération des baby-boomers (avec leurs valeurs…), de «bourgeois bohèmes» aussi, parfois même d’anciens militants marxistes… Ils pourront aussi dire que le Renouveau pédagogique n’est que la nouvelle idéologie visant à maintenir les privilèges, valeurs et croyances de la Nouvelle_élite_dominante…

Cette position que vous défendez dans votre article, c’est un couteau à double tranchant. D’où mon malaise à la lecture de votre article. Après tout, peut-être que les radios-poubelles sont notre Frankeinstein contemporain?

Ce n’est pas plaisant à reconnaître, mais il faut prendre conscience de cette réalité. Ne faut-il pas tenter de voir à quel prix peut se payer les éloges (fort répandues dans la société actuelle) d’un rejet de l’idéal de neutralité ou de recherche de la vérité?


Nota : cela étant dit, je réitère que ledit comportement de l’animateur de radio mérite d’être désapprouvé.

Ataraxie

Stéphanie Demers a dit…

Commentaire intéressant, mais je ne peux qu'être en désaccord quant à l'opposition positivisme-relativisme. Je n'ai jamais vu l'opposé du positivisme comme étant le relativisme - c'est plutôt le paradigme interprétatif qui s'y trouve. Par ailleurs, ce paradigme est tout aussi rigoureux, sinon plus par son honnêteté. Le socioconstructivisme n'est pas un paradigme épistémologique en soi, c'est une théorie sur l'apprentissage. Certes, on y reconnaît la nature socialement construite du savoir, mais dans un contexte particulier.

Pour ce qui est de la neutralité, elle n'a jamais été pour moi un idéal. La neutralité n'équivaut pas la raison. C'est pourquoi je dis que nos prises de positions doivent être appuyées et critiques. Je ne crois pas que cela était le cas des animateurs de radio dont il est question. Je ne crois pas qu'il faille tenter d'être neutres face à tous les points de vue, car tout les points de vue ne se valent pas (sinon, ÇA, c'est du relativisme). Je suis du paradigme critique, tel que défini par la pédagogie critique « Dans le domaine de l’éducation, la tradition critique se donne comme but d’explorer le conflit et les tensions de l’école comme institution construite socialement. dans des conditions culturelles, politiques et économiques soumises aux impératifs du discours hégémonique (Popkewitz, 1990). La théorie critique cherche à libérer les enseignants et les élèves des conventions du pouvoir dominant (technocratique, positiviste, capitaliste, hiérarchique) en favorisant l’émergence de la conscience critique de l’influence des forces historiques et sociales sur leur vision du monde, d’eux-mêmes et de leur rôle dans la société. Elle déconstruit les discours de la classe dominante, ses idéologies, sa vision de la culture pour y opposer une vision plus inclusive, humaine, juste et solidaire des possibilités de constructions ontologiques (Kincheloe, 2005; Giroux, 1981; Hill, Rikowski et al., 2007)»

La classe dominante est nouvelle ? Différente ? Comment alors expliquer la reproduction des inégalités sociales ? Des discours capitalistes ? Du néocolonialisme et de l'impérialisme ? Qu'est-ce qui a changé ? Le monde politico-économique est-il moins dominé par la haute bourgeoisie ?

Stéphanie Demers a dit…

J'ajoute, pour clarifier les choses, qu'il n'est pas possible de me convaincre de quelque bienfait de la neutralité. De la critique, oui. De la raison, oui. De la neutralité, je vois les ravages au quotidien - les millions d'enfants qui meurent pendant qu'on se gave, des femmes battues sous le regard des voisins, des enfants palestiniens pulvérisés, mutilés par des bombes alors que l'on réclame pour Israël le droit de défense.

Si la neutralité et l'objectivité étaient gages de progrès humain, on aurait vu des résultats des le Siècle des Lumières ...

Jean Trudeau a dit…

Ce qui me frappe dans ce débat et l'incident que l'a déclenché, c'est le peu de considération manifestée envers les profs d'aujourd'hui : et par la morning star de CJMF, et par les nombreux commentateurs dans les estrades. Comme si les profs -- dans ce cas-ci qui enseignent au dernier cycle du secondaire! -- n'avaient pas de jugement critique! Comme s'ils n'étaient que des passeurs de contenus de programmes et de manuels! Comme s'ils n'étaient pas capables d'éduquer, au sens étymologique du mot! Pour ma part, je serais porté à leur faire pas mal plus confiance qu'à nos radio-vedettes...

Anonyme a dit…

Bonjour,

Je vous remercie de vos remarques, Madame Demers.

Pour éviter les confusions, je précise à mon tour que je ne prétends pas que le relativisme soit l’opposé (ou la réponse) au positivisme ; il n’y a pas d’opposition positivisme-relativisme. Je ne fais que remarquer que d’un point de vue factuel, il était vrai à une certaine époque de dire que le positivisme dominait dans les institutions universitaires, mais qu’il serait faux de prétendre que le positivisme y est encore dominant. Aujourd’hui, dans les départements des sciences humaines et sociales, c’est fréquemment le relativisme que l’on retrouve (et que ce relativisme puisse dans les meilleurs cas être rigoureux, je n’ai pas de difficulté à le reconnaître, mais là n’était pas mon propos). Dans les départements des sciences de l’éducation, là, l’adhésion la plus fréquente tourne autour d’une forme ou l’autre de socioconstructivisme. Par conséquent, si on veut être critique envers l’élite dominante actuelle (qui a délogé d’anciennes idées dominantes), il faut impérativement prendre acte de ces changements et différences. (Je précise que dans ces remarques, je ne m’oppose pas nécessairement à la tentative critique de chercher à s’opposer aux conventions du pouvoir dominant.)

À propos de tendre vers la neutralité, je précise que je l’ai évoqué comme idéal *en contexte éducatif* (pas lorsqu'une personne est battue chez son voisin, franchement!), c’est-à-dire dans l’attitude que l’éducateur devrait avoir face à la diversité des opinions. Permettez-moi une anecdote. Lorsque j’étais à la polyvalente, un enseignant de français nous avait demandé de faire une dissertation sur l’euthanasie. J’étais pour ; l’un de mes amis était contre. En discutant des idées, l’enseignant avait dit à mon ami qu’il était mieux de changer de position, car il n’existait pas d’argument valable pour défendre son opinion, mis à part «des résidus de croyances religieuses» qui avaient pour conséquence de laisser le mourant souffrir inutilement. Sur le coup, j’étais heureux : indirectement on me donnait raison. Ensuite, j’ai eu un doute : pourquoi nous faire faire un texte d’opinion sur un sujet dont l’une des deux options n’est pas défendable? N’est-ce pas un peu pervers comme jeu, de nous faire débattre d’une chose qui n’est pas débattable aux yeux du correcteur? Ce n’était tout de même pas les possibilités de sujets qui devaient lui manquer… Ensuite, je me suis dit que cet enseignant n’avait plus de crédibilité, car il faudrait dorénavant toujours tenter de sonder quelle était son opinion à lui…

Bien sûr, il y a l’art et la manière… Mais en un certain sens néanmoins, la neutralité de l’éducateur dans l’exposé des faits ou dans l’exposé des diverses positions sur une question controversée ne signifie pas qu’il doive être indifférent face à l’intolérable. Ni face à la misère. Seulement qu’il ne doit pas substituer ce qui fait question par ses réponses à lui. Il me semble que les étudiants méritent qu’on leur offre plus de questions, en expliquant bien ce qui fait question et ce qui fait problème, avec les divers pour/contre, plutôt que nos réponses à nous sur ce qui par nature est sujet à controverse. À plus forte raison dans un cours d’Éthique et culture religieuse. Mais peut-être que le terme «impartialité» aurait été préférable à celui de «neutralité»?

Cela dit, je crois que c’est dans ce refus de maintenir un idéal de neutralité/impartialité dans la présentation des choses (au nom de l’engagement constant, c’est-à-dire du parti pris) qui est partagé par une part importante de l’élite intellectuelle et médiatique que se trouve l’assise des radios_qui_ont_de_l’opinion (selon leur point de vue ; alors que ce sont plutôt des radios_poubelles, selon mon point de vue).

En passant, à propos de votre évocation des Lumières, je me permets de rappeler que le Siècle des Lumières ne faisait pas l’éloge de la neutralité, bien au contraire!, mais l’éloge de la Raison – par exemple, l’Encyclopédie de Diderot et d'Alembert n’avait rien de neutre : c’était un ouvrage militant, au sens fort du terme, comprenant ironie et insultes envers les positions adverses ; et par ailleurs, bien des violences des Lumières ont aussi été faites au nom de la Raison et du Progrès).

Pour le reste, j’espère que vous ne m’en voudrez pas de ne pas poursuivre immédiatement l’échange. Par respect pour vos idées, je sais qu’il est préférable de ne pas répondre trop rapidement, pour en apprécier plus pleinement la mesure et la différence.

Ataraxie

Stéphanie Demers a dit…

Je précise : du siècle des Lumières a émergé la notion de positivisme de Comte qui recherche, tant dans les sciences naturelles qu'humaines et sociales, la neutralité et l'objectivité - postulat rationnellement remis en question depuix l'École de Chicago jusqu'à présent.

J'aime la nuance que vous apportez entre neutralité et impartialité et j'apprécie ce débat ;-), mais j'avoue que l'impartialité aussi me cause problème en pédagogie, particulièrement lorsqu'elle se fonde sur les travaux de Freire !

Anonyme a dit…

Pour préciser, je spécifie que je ne m’appuie pas sur Freire.

Évidemment, les mots n’ont pas la même résonance pour tous, c’est l’une des difficultés…

Comme vous le savez probablement, il y a plusieurs travaux en logique informelle, en rhétorique, en théorisation de l’argumentation et en sémiotique qui tendent à montrer qu’il n’y a pas qu’une seule manière de raisonner qui soit logique, mais qu’il existe divers modes de raisonnement qui sont raisonnables. Et il me semble qu’une manière de bien gérer cela, c’est de faire en sorte qu’en tant qu’enseignant notre parti pris soit celui de l’impartialité/neutralité face à la diversité de ce qui est bel et bien défendable rationnellement.

Prenons un exemple simplifié touchant à l’ECR. Il existe plusieurs arguments tout à fait rationnels pour défendre une position athée. En ce sens, c’est une position qui peut être dite rationnelle et critique. Mais pour être rationnel et critique, il faut aussi reconnaître que la Théorie du Big Bang, en tant qu’explication de l’origine de l’univers, ce n’est pas une théorie scientifique : c’est une théorie métaphysique. En ce sens, la personne qui au contraire postule la possibilité d’un «Dieu», ou disons plutôt d’une «cause première», n’est pas pour autant irrationnelle. Mais par ailleurs, une personne peut aussi convenir que sur ce genre de question, on ne pourra jamais savoir, c’est pourquoi, en ce sens, l’agnosticisme peut aussi être considéré comme une position tout à fait rationnelle et critique. Mais remarquez qu’il n’y aura pas entente entre eux : par exemple, l’athée ne voudra rien savoir du doute de l’agnostique et voudra «écraser l’infâme» religieux. Si on refuse l’impartialité/neutralité, ça implique que l’enseignant convaincu que l’athéisme est la position la plus rationnelle devrait orienter les choses pour engendrer de l’adhésion en ce sens de la part des étudiants, l’enseignant qui est convaincu que c’est au contraire l’agnosticisme qui est la position la plus rationnelle devrait faire de même, et celui qui croit logique d’admettre une cause première aussi… Par opposition, l’impartialité/neutralité consiste simplement à présenter de manière équilibrée chacune des positions, avec les arguments à la fois pour et contre. C’est à l’étudiant de prendre position, pas à l’enseignant de le faire à sa place. Sur ce point particulier, je serais porté à être plutôt d’accord avec le décapant Nietzsche : il faut alimenter les potentialités de l’étudiant, pas lui apprendre à penser comme nous (ou à singer la pensée de celui qui se dit être critique).

Plus j’y songe et plus je crains qu’en refusant un idéal d’impartialité/neutralité en éducation, on handicape le développement de la vision du monde des étudiants. Je prends un exemple. Supposons qu’il s’agit de présenter le féminisme dans le cours d’Éthique et culture religieuse. Si on refuse l’idéal d’impartialité/neutralité, ça implique qu’il ne s’agit pas de présenter les choses de manière équilibrée, mais surtout de faire avancer une cause. Ainsi, plus ou moins consciemment, on sera porté à ramener les choses autour DU féminisme et de ses gains (et de ce qui reste à accomplir). Un premier problème, c’est que c’est réducteur : il n’y a pas LE féminisme, il y a DES féminismes (féminisme existentialiste, féminisme essentialiste, féminisme structuraliste, etc.). Un second problème, c’est que ça implique une sélection des éléments (et le masque des diverses contradictions), ce qui risque de favoriser le développement d’une vision manichéenne des choses (le Bien contre le Mal ; alors que c’est souvent une conception du bien contre une autre conception du bien). Par contraste, avec un idéal d’impartialité/neutralité, il faudrait là encore souligner le courage des personnes qui y ont lutté, leurs combats, leurs gains et défis. L’importance et le rôle des diverses mouvances féministes me semblent tels que ce serait manquer d’impartialité/neutralité que de ne pas sensibiliser les étudiants à cela. Cependant, là où ça devient différent, c’est que sans parti pris, il faudrait présenter de manière équilibrée chacune des mouvances, avec leurs justifications, forces et faiblesses respectives – sans présupposer laquelle de ces mouvances a tort ou raison ; ou laquelle aurait LA vérité sur les questions sociales et politiques. Il y a là une différence considérable, car ainsi, ça met en lumière le fait que sur diverses questions sociales et politiques, les féministes ne sont pas unanimes, il y a des différences et des oppositions considérables. Par exemple, pour les féministes essentialistes, les revendications identitaires et les revendications de représentativité-identitaire sont d’une importance capitale, alors que pour les féministes existentialistes ces revendications sont aberrantes parce qu’à leurs yeux réductrices (pour elles, au contraire, il n’y a pas d’essence ni d’identité féminine ; «On ne naît pas femme, on le devient»)… Bien sûr, si l’objectif est de faire avancer une cause, on pourra trouver la présentation impartiale/neutre contre-productive parce qu’il n’y a alors plus UN but clair et net à atteindre, mais DES buts qui, bien souvent, sont contraires les uns aux autres. Mais il me semble plus sain que ce soit aux étudiants de prendre position en toute connaissance de la diversité (parfois conflictuelle) des mouvances féministes, plutôt que l’enseignant qui prenne parti par crainte que l’étudiant soit «indécis» et «incapable d’agir».

Qui plus est, je crois que les étudiants apprennent bien autant, sinon plus, par nos comportements et notre exemplarité que par nos discours. Aussi, les étudiants ne sont pas dupes, ils décèlent habituellement lorsqu’un enseignant a des partis pris (mais ils jouent le jeu, parce que c’est à leur avantage). Mais je me demande si l’individu qui refuse l’impartialité/neutralité tend encore (par son exemple) à enseigner une réelle ouverture d’esprit, la probité intellectuelle, la reconnaissance de la complexité du monde, l’effort de comprendre les positions qui sont contraires aux nôtres ? Je ne sais pas, mais je me pose la question (comme à l’inverse je me demande aussi si l’impartialité ne risque pas parfois de conforter un relativisme parfois problématique).

Il y a une chose que je trouve particulièrement paradoxale, c’est qu’en refusant de maintenir un idéal d’impartialité/neutralité en éducation, on est conduit à reproduire l’un des problèmes que l’on avait critiqué dans le positivisme. Dans les deux cas, que ce soit avec la réponse du positiviste ou avec la réponse de «notre» parti pris «critique» et «rationnel», on vient artificiellement clore une question et faire comme s’il n’y avait au fond qu’une bonne réponse cohérente, critique et rationnelle, lorsque pourtant il s’agit d’un sujet ou d’une question qui, par nature, demeurera toujours ouverte… N’est-ce pas étrange?

Ataraxie

Anonyme a dit…

e crois qu'il faut se demander quel est le rôle de l'école.

En ce moment, son rôle est de former de petits travailleurs dociles qui ignorent qu'il se font exploiter par une élite dominante. L'éducation est au service du système et non de l'humain. Assez triste quand on y réfléchit.

Les gens apprennent pour pouvoir obtenir un diplôme et ensuite aller travailler 40 heures semaine jusqu'à la retraite. Le cercle continue éternellement. L'école est une usine à diplômes, pas plus compliqué que ça.

Je me demande bien quelle sera la valeur de ces diplômes dans 10, 15 ou 20 ans lorsque la majorité de la population en possédera un. Imaginez la compétition énorme qu'il y aura!

Le problème est énorme. Par exemple, j'ai toujours eu des difficultés d'apprentissage et de concentration. Comme je suis distrait très facilement, les études supérieures représentent une tâche titanesque pour moi. Autant dire que les gens comme moi ne passent pas dans le filtre du système d'éducation moderne. La solution à mon problème? Bof! Un médecin me prescrira quelques cachets pour « booster » ma capacité de concentration et cognitive et hop! Me voilà « guéri » de mon « handicap ». Je vais pouvoir faire comme tout le monde et me conformer! Yahoo!

Tout ça pour quoi finalement? Pour espérer me trouver un bon job et d'accomplir mon devoir de citoyen en contribuant, en bon petit travailleur docile, à faire rouler l'économie? Économie qui ne demande qu'à croître encore, encore et encore jusqu'à l'éternité! À quoi ça rime tout ça?

Les autres jeunes dans mon entourage sont désillusionnés tout comme moi. Combien s'en vont en art, musique, cinéma et se retrouve à occuper des boulots de merde par la suite parce que pour le système, ce qu'ils ont étudié n'est pas "rentable", profitable ou utile? Combien de jeunes réalisent qu'ils devront piler sur leur créativité innée pour travailler dans un cubicule, sous des néons durant des heures à piocher des numéros sur un clavier?

L'école ne fait que répondre aux valeurs et exigences du système. Les meilleurs et les plus performants occuperont les postes plus élevés et domineront les plus faibles. C'est la loi de la jungle. Tout ce beau monde pensera qu'ils travaillent pour vivre alors qu'ils ne font que nourrir un système qui les exploite. Ne vous opposez surtout pas à cette machination, car vous recevrez le proverbial coup de bâton!

Désolé si je dévie du sujet ;)

Anonyme a dit…

Je profite du commentaire de Redge pour préciser une autre chose : je crois qu’on peut faire une critique efficace d’un système (lorsque le problème est réel) tout en maintenant un idéal d’impartialité/neutralité dans l’exposé de la problématique (et des réponses de part et d’autre), tout comme on peut bien sûr en faire une critique incisive en rejetant toute objectivité…

Matière à réflexion : il paraît (faudrait valider) qu’il y a quelques années, un mobilisant animateur de radio-poubelle de Québec, face à la désapprobation qu’il soulevait chez les «gens de pouvoir» et «l’élite montréalaise», disait qu’au fond il était «comme le taon qui troublait leur tranquillité de penser en rond»… Ouf! C’était assassiner Socrate une seconde fois! Quels exemples de comportement veut-on incarner pour nos étudiants?

Bon, deux commentaires un même soir, je prends un peu trop de place. ;-)

Ataraxie

Stéphanie Demers a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Stéphanie Demers a dit…

Redge

je suis d'accord avec toi. L'école est au service du système qui l'a créée. Comme le disait Freire, la classe dominante n'a aucun intérêt à former des citoyens vraiment libres et critiques qui pourraient remettre leur hégémonie en question. Faut pas baisser les bras pour autant, le système est plein de brèches à exploiter.

Ataraxie, je suis contente que tu prennes de la place. Je demeure en désaccord, l'éclatement postmoderne n'a pas mon aval non plus. C'est l'hégémonie totale et absolue de l'élite et du système dominant que je résiste et déconstruit par mon engagement qui n'est ni impartial, ni neutre.

Stéphanie Demers a dit…

Il faudrait que j'ajoute que c'est parce que le discours dominant est hégémonique que l'impartialité peut équivaloir à un appui en sa faveur.

Anonyme a dit…

Madame Demers (dans la suite des choses, je me permettrai de vous appeler Stéphanie, si vous n’y voyez pas d’objection), votre réponse apporte d’intéressantes nuances (en particulier le dernier commentaire), mais vous conviendrez que ça ne répond pas pour autant aux problèmes soulevés au travers des deux mises en situation que j’ai évoquées dans la perspective de l’ÉCR*… D’ailleurs, je souligne que dans ma mise en situation concernant le féminisme, un élément qui pour moi a de l’importance, c’est qu’en refusant l’idéal d’impartialité/neutralité, on est conduit à brimer la position de certaines mouvances féministes tout en favorisant d’autres mouvances féministes, ce qui pour moi est injuste pour une partie des féministes (en plus des autres problèmes que j’ai mentionnés : réductionnisme face à la richesse/diversité des mouvances féministes (qui sont parfois en opposition radicale sur diverses questions sociales et politiques) et risque de développer une vision manichéenne, ou binaire, des choses).

Sans pour autant nourrir l’espoir de se convaincre mutuellement, il ne faudrait peut-être (?) pas trop rapidement donner raison aux dialogues de sourds… ;-)

Si vous le permettez, j’ajouterais une question quant à votre avant-dernière intervention. Je ne suis pas en faveur de l’hégémonie, bien au contraire. Et je ne suis pas non plus en faveur de la domination d’un système unique (si ça existe). Mais par contre, je ne suis pas non plus en faveur de la paranoïa et des théories conspirationnistes qui pullulent notamment sur Internet. Ma question serait donc la suivante : selon quels critères peut-on rationnellement distinguer «l'hégémonie totale et absolue de l'élite et du système dominant» (comme vous dites en vos propres mots) par rapport à la pure paranoïa et aux théories conspirationnistes ? (Mis à part la conviction intime et subjective que chacun a d’avoir raison.)

Ou dans une perspective moins formelle, est-ce que vous croyez que cette distinction est donnée selon des critères coulés dans le béton qui vont nécessairement de soi, ou est-ce que vous convenez que rendu à un certain niveau, il faut parfois *argumenter* pour décider/établir ce qui est *argumentable* ? Et dans un tel cas, quelles conséquences faut-il en tirer ? (Pour ma part, il s’agit de relire les préoccupations de mes précédents commentaires.) Est-ce que, dans la position qui est la vôtre, il reste vraiment une place pour reconnaître (ou accorder) une valeur libératrice au doute (face à nos convictions personnelles) ?

Cordialement,
Ataraxie

*p.s. En passant, doit-on se questionner sur les raisons qui font que la formation des enseignants du cours d’Éthique et cultures religieuses (ÉCR) est sous la responsabilité des facultés des sciences de l’éducation, et non pas des départements de philosophie pour la composante «éthique» et des départements des sciences des religions pour la composante «cultures religieuses» ? Question provocante : au fond, si les enseignants du secondaire reçoivent une formation des facultés des sciences de l’éducation plutôt que de recevoir une formation disciplinaire (donc par des départements différents selon les disciplines) comme c’est le cas pour les enseignants du postsecondaire, est-ce que ce n’est pas avant tout pour répondre à l’hégémonie du système d’attribution des tâches qui prévaut au secondaire? Avec pour autre question provocante : si on ne tente pas activement de défaire la mainmise des facultés des sciences de l’éducation sur la formation des enseignants du secondaire, est-ce que l’on n’est pas alors complice de l’hégémonie? (Nota : les questions de ce «p.s.» sont formulées de manière volontairement provocante et je n’attends pas vraiment de réponse là-dessus, mais sur le reste, j’aimerais bien… ;-)) Cela dit, tout en écrivant ce «p.s.», je me demande s’il ne conviendrait pas de distinguer la question de l’impartialité vs parti pris face aux structures et réformes concoctées (il est vrai, par exemple, que «l’approche par compétence» est issu du monde du travail et on peut toujours mettre ça en question), d’une part, et d’autre part la question de l’impartialité vs parti pris en ce qui a trait à un cours, où les conséquences pour les étudiants me semblent autres.

p.s.2 Je trouve qu’il y a quelque chose d’intellectuellement stimulant dans le sujet dont il est ici question. Aussi, je vous remercie d’avoir rendu cet échange possible.

p.s.3 N’oubliez pas ma «mise en situation» au sujet de la diversité des mouvances féministes (et les questions qui vont avec). ;-)

Stéphanie Demers a dit…

Ataraxie, je te reviens tard, mais j’ai parfois les mains assez pleines. Il faut m'appeler Stéphanie et me dire tu. Je rejette les relations de pouvoir (manichéen, je sais !)

Tu seras sans doute d’accord avec moi que les humains jugent, évaluent les idées à partir de critères. Parfois les critères sont rigoureux et critiques, parfois ils le sont moins. Toujours, toutefois, l’être humain qui juge se réfère à la fois à l’ensemble de ses représentations ou de ses schèmes cognitifs, moraux, émotionnels, dont la grande majorité est socialement construite. Ce que je juge, donc, je le juge à partir d’un cadre socialement construit de valeurs et de croyances. La justice, l’égalité, le respect des besoins fondamentaux de la personne, etc., sont par exemple des valeurs socialement construite qui orientent mon propre jugement. Tu m’accorderas que de juger de la validité d’une proposition sur de telles bases n’est pas manichéen, mais humaniste. Les bases de jugement que je rejette, toutefois, sont celles qui sont en contradiction avec les valeurs humanistes (je crois que si tu lis le reste de mon blogue tu vas comprendre) – la rentabilité, l’individualisme versus le bien commun, la compéteition versus la coopération et la solidarité, l’égalité des chances issue de principes méritocrates, etc. Malheureusement, en raison d’un discours qui se veut hégémonique et qui pénètre même l’enceinte de la petite enfance, les propositions sont souvent jugées selon ces bases afin de maintenir le système et le statut quo. Paranoïa ? Vous devrez alors m’associer à Hervé Kempf, à Albert Jacquard, à Wolfe, Klein, Ramonet, ZInn, l’école de Frankfurt au grand complet, les postmodernes, les structuralistes, les altermondialistes… et je serai bien heureuse d’être de leur camp.

Prenons l’exemple de différents mouvements féministes que vous avancez. La question que je me soumets et à laquelle je m’oblige à répondre sera en lien avec les valeurs énoncées plus haut et bien plus encore. Je ne présenterai rien à mes étudiants sans d’abord savoir de quoi il s’agit et sans y avoir réfléchi. Il est certain que je m’efforce de présenter tous les points de vue, les courants, les mouvements, etc. et leurs fondements aux étudiants. Mais ce que j’ajoute et qu’ils me demandent toujours de toute façon, ce sera mon analyse. Donc, disons que je présente trois mouvements féministes. Je les aurai au préalable jugés selon mes schèmes, valeurs et croyances. J’appuierai mon jugement sur un raisonnement rationnel, une réflexion – par exemple, peut-être qu’un certain mouvement me semble plus susceptible de faire avancer la prise de parole des femmes colonisées et de contribuer à leur appropriation de pouvoir politique… est-ce que je rejette les autres ? Non, mais lorsque je présente le tout aux étudiants, je partage aussi mon jugement rationnel avec eux. J’avoue toutefois que c’est un drôle d’exemple, puisque j’appuie tous les mouvements qui luttent pour la reconnaissance des droits des femmes, qu’ils soient d’orientation structuraliste ou postmoderne.

Sur la question du manichéisme que vous me reprochez, je vous réponds que l’inacceptable existe. Ce n’est donc pas que je rejette les propositions qui sont contraires à une idéologie, bien que je ne peux prétendre à l’impartialité en raison du fait que tout est idéologique et politique, c’est que je rejette l’inacceptable, jugé ainsi parce que contraire aux valeurs humanistes. Est-ce que je m’efforce de ne pas présenter ces propositions à mes étudiants ? Pas du tout, à preuve, je présente les positions des béhavioristes et des néobéhavioristes, des cognitivistes, même des partisans de l’enseignement explicite ! Quand j’enseignais au secondaire, je m’efforçais d’expliquer le rationnel qui nourrit le Manifest Destiny américain, par exemple, ou le colonialisme belge. Mais il serait impensable pour moi de présenter ces propositions sans faire part de mon analyse et de ma position à leur égard à mes élèves. Parce que l’idéologie qui leur est sous-jacente existe encore, qu’elle a des conséquences importantes sur l’humanité, qu’elle est hégémonique et qu’il faut être critique dans la façon dont on y fait face. Est-ce que j’impose à mes élèves et étudiants le silence, de ne réagir qu’en accord avec mon analyse ? Jamais, je leur impose tout simplement de pouvoir appuyer leur position rationnellement. Et on en débat. Si l’idéal que l’on vise est un idéal délibératif, où l’on recherche l’autocorrection du système par la délibération de ses membres en faveur de compromis dans les intérêts particuliers et pour le bien commun, je me dois d’être devant ma classe une citoyenne délibérative qui prend position rationnellement. Et il est possible pour moi d’être ce modèle et de faire part de mon processus à mes élèves. Et de leur permettre de construire le-leur et de comprendre que les idées ne se valent pas toutes.

Anonyme a dit…

Stéphanie, je te remercie vivement de ta réponse patiente et articulée!

Il y a dans ta réponse un bon nombre de choses avec lesquels je suis en accord – mais il y a aussi des divergences. Mais avant, je voudrais clarifier une chose dont je me rends compte que je n’ai pas été suffisamment clair (et c’est de ma faute). Lorsque j’ai parlé de manichéisme, je ne voulais pas dire que toi (à titre personnel) tu étais manichéenne. Ce que je crois, c’est plutôt que le refus de l’idéal d’impartialité/neutralité assortie d’un désir de favoriser l’engagement risque fortement de favoriser (chez les étudiants) le développement d’une vision manichéenne des choses. La nuance est peut-être subtile, mais humainement parlant (!) elle est d’une très grande importance pour moi – mais c’est moi qui aurais dû être plus précis à cet égard, je l’assume. J’y reviendrai.

Il y a un certain nombre de choses où, je crois, nous sommes en accord. D’abord, nous rejetons tous les deux le positivisme. Ensuite, dans ta réponse tu fais valoir que «l’inacceptable existe», ce avec quoi je suis tout aussi d’accord. Dans une certaine mesure, je crois que toi comme moi rejetons aussi le relativisme lorsqu’il prend une forme un peu bête qui consisterait à dire que tout le monde a raison de son point de vue. Lorsqu’on travaille la «matière brute», je crois qu’on peut faire les distinctions sans trop de problèmes (il y a, grosso modo, des arguments qui sont rationnels et pertinents et d’autres qui ne le sont pas). Par contre, et j’ai l’impression que c’est rendu à ce point que l’on diverge, je crois que rendu à une certaine «hauteur d’esprit», ce qui est «rationnel et critique» se discute et est matière à argumentation. Par exemple, l’attaque à la personne est un sophisme. Je crois qu’on peut s’entendre sur le fait que ce sophisme est carrément inacceptable. Mais en même temps que je rejette le sophisme d’attaque à la personne, je dois convenir qu’en «realpolitik» je serais naïf si je ne m’en tenais qu’aux idées sans regarder du côté des intérêts personnels potentiels… D’ailleurs, s’il fallait rejeter tout ce qui d’un point de vue formel a la forme du sophisme d’attaque à la personne, il faudrait du même coup rejeter du revers de la main bien des analyses des théoriciens de l’École de Francfort, ce qui serait injuste il me semble (et de tes propos, je présume que tu seras d’accord que ce serait injuste envers eux). Mais la grande difficulté, c’est que la limite fine entre les deux est parfois floue et qu’elle est elle-même sujette à discussion. Formellement, je crois qu’il n’est pas tout à fait (totalement) possible d’établir une limite permettant de clairement et sans ambages marquer la distinction (pour tous les cas) entre le sophisme d’attaque à la personne (évidemment à rejeter), les théories telles que celles de l’École de Francfort (à ne pas négliger), les débordements d’un André Arthur et autres animateurs de ce genre (bof), et puis la pure paranoïa (d’où ma question sur la possibilité d’établir les critères…). Il me semble que, tout en reconnaissant qu’il y a bel et bien de l’inacceptable et que tout n’est pas au même niveau, il faut tout de même bien prendre la mesure de la volatilité des limites, des zones de gris…

--/Début de Parenthèses/--
Une parenthèse, si tu le permets (mais on peut passer par-dessus cette parenthèse).
Stéphanie, tu dis que si tu étais associée, de par tes positions, à un ensemble d’autres penseurs dont les structuralistes, tu en serais heureuse. Dans une certaine mesure, c’est à ton honneur. À titre personnel, j’apprécie beaucoup ce qu’ont apporté ceux que tu évoques («[…] l’école de Frankfurt au grand complet, les postmodernes, les structuralistes, les altermondialistes […]») afin d’élargir l’horizon des réflexions (j’ai parfois une petite pensée pour la notion de «biopouvoir» lorsque je vois le jusqu'au-boutisme de certains antifumeurs à propos de la «fumée tertiaire»). Par contre, je m’en méfie lorsqu’il s’agit de réduire le réel qu’à leurs points de vue. À cet égard, il y a un penseur qui, je trouve, donne à penser : c’est Michel Foucault. Les travaux de Foucault ont souvent été associés au structuralisme et il y a certes de bonnes raisons de le faire (de l’analyse des prisons à celle des cliniques), cependant, il est intéressant de prendre conscience que Foucault rejetait le structuralisme. Ce n’est pas banal d’en prendre la mesure. Il était franchement mal à l’aise avec la «famille d’esprit» à laquelle on l’associait. Je ne sais pas si tu apprécies les réflexions de Foucault, mais si tel est le cas, j’en profite pour faire la publicité ;-) de la récente et très éclairante biographie que Paul Veyne (l’un de ses amis) y a consacrée et qui s’intitule «Foucault. Sa pensée, sa personne» (Albin Michel, 2008) et qui aurait pu s’intituler «le poisson rouge et le samouraï» (pris dans un bocal, luttant contre ce bocal tout en sachant qu’il ne peut qu’y en être)… Dans cet essai biographique où Paul Veyne tente de tracer les liens entre les travaux de Foucault et sa vie (y compris ses engagements qu’il refusait de justifier au nom de ses travaux (!) dans lesquels au contraire il voulait «ne donner la parole qu’aux choses, afin de devenir soi-même un fantôme muet» en se «dédoublant pour dire la vérité»), il ressort que Foucault était fondamentalement un penseur sceptique qui refusait les partis pris «intellectuels» (ce qui ne le rendait pas incapable d'engagements ponctuels divers). Quoique bien sûr, en contrepartie, là encore, lorsque je tente de regarder cela de manière impartiale/neutre, il me faut reconnaître que le scepticisme recèle lui aussi son lot de critiques pertinentes – mais il faut reconnaître qu’il marque tout de même de bons points à certains égards. Il y a justement là sujet à débat et de part et d’autre, on pourrait se réclamer de préoccupations humanistes…
--/Fin de Parenthèses/--

Tout ceci nous amène à ce qui a été mentionné avant, soit la difficulté et la variabilité de ce qui peut être considéré comme rationnel et critique. Tu mentionnes l’humanisme et a priori j’en suis. Ce que tu mentionnes de manière générale me semble tout à fait défendable (personne n’est contre la vertu…). Cela permet d’écarter un certain nombre de choses (et de problèmes), mais il me semble que ça ne résout pas la question : ça la déplace à un autre niveau (un niveau supérieur, certes). Car il me semble que «l’»humanisme, comme ce qui peut être considéré comme étant en faveur de l’émancipation humaine, c’est quelque chose de mouvant et fluide, qui peut revêtir mille reflets et autant d’espace d’ombres…

Nous sommes dans le contexte où il est question du cours «Éthique et cultures religieuses». Et en ces domaines, savoir ce qui est en faveur de l’émancipation humaine est déjà sujet à discussion. Je prends un exemple simple, mais fondamental. Une personne comme Richard Dawkins est radicalement contre ce qui peut perpétuer l’idée (mème) de «Dieu» et de ce qu’il considère comme des superstitions. Et d’une certaine manière, on doit convenir que son argumentaire pour éradiquer l’idée de «Dieu» peut être qualifié de rationnel, critique et à visée humaniste. Mais cela dit, on peut par ailleurs lui reprocher sa position résolument positiviste, mais est-ce suffisant pour ne plus y concéder un espoir humaniste (à moins de refuser «par principe» toute visée humaniste à quiconque adopte une vision positiviste, mais ce n’est pas si évident que ça à dire…). Cela dit, en revanche certains pourront refuser d’y reconnaître une quelconque visée réellement humaniste, dans la mesure où ils considèrent que la promotion de l’athéisme qui est faite par Dawkins participe d’un «néo-colonialisme» qui va à l’encontre du respect humaniste (la question du «néo-colonialisme» (en particulier des idées et croyances) ne se posant d’ailleurs pas qu’avec «l’extérieur», mais aussi à «l’intérieur» même des sociétés plurielles et métissées). D’ailleurs, Dawkins serait contre l’implantation du cours Éthique et cultures religieuses ; celui-ci étant d’avis que ce qui contribue à perpétuer les croyances religieuses est un frein à l’émancipation humaine. À l’opposée, une personne comme Georges Leroux défend l’esprit de l’Éthique et cultures religieuses au nom d’une présentation équilibrée de la diversité des positions pour ainsi favoriser les dialogues et le «vivre ensemble». Et d’une certaine manière, là aussi on doit convenir que son argumentaire peut être qualifié de rationnel, critique et à visée humaniste. Mais ça n’empêche pas que c’est deux positions radicalement opposées, bien qu’on doit reconnaître que dans les deux cas, il serait possible d’argumenter rationnellement pendant longtemps afin de savoir laquelle des deux est la plus humaniste, ce qui n’empêche pas qu’elles prônent des valeurs opposées. Et le problème, c’est qu’a priori on pourrait croire que la diversité des positions susceptibles de prendre place dans le cours d’Éthique et cultures religieuses pourra généralement, d’une manière ou l’autre, se réclamer d’un humanisme, alors justifier «notre» «parti pris» au nom de «l’»humanisme me semble demeurer mince et fragile dans ce contexte (celui d’un cours, et non pas celui d’une implication sociale).

J’apprécie franchement les conceptualisations et le travail de l’esprit, mais je crains toujours que nous y soyons trop. Il faut des ponts entre universel et particulier, entre la théorie et la vie. J’aimerais donc reprendre avec un exemple plus concret. Il était question de la diversité des mouvances féministes. Tu dis être en faveur de toutes les tendances féministes dans la mesure où elles font avancer «la reconnaissance des droits des femmes». J’en suis, mais toute superficialité mise à part, je ne crois pas que ce soit aussi univoque que cela. Il y a de ça quelques années, il y a une prise de conscience d’un débat féministe qui m’a sonné. Je t’en fais part, c’est sur la question des garderies. Comme tu le sais sans doute, il y a plusieurs arguments féministes qui militent pour le financement public des garderies. Pour résumer, je dirais que leur argumentaire repose sur l’idée qu’une femme ne peut pas être libre de ses choix si elle n’a pas une autonomie et un pouvoir financier – c’est pourquoi il faut favoriser ce qui peut permettre son retour sur le marché du travail. C’est un argumentaire qui m’a toujours semblé rationnel et, comme cet argumentaire fait partie du «discours dominant» des féministes à qui on accorde une «place médiatique», je présume que tu dois bien le connaître. J’aurais auparavant presque été tenté d’ajouter qu’on ne peut pas être contre ça, mais (et ç’a été une première surprise pour moi à l’époque de le découvrir) il y a aussi des féministes qui sont radicalement contre les garderies. Globalement, ces féministes dénoncent le système capitaliste (en invoquant d’ailleurs parfois des travaux de l’École de Francfort) et leur argumentaire tente de faire ressortir que le financement public des garderies n’est qu’un moyen pour assujettir encore plus les femmes au marché du travail et à l’hégémonie du système économique. En ce sens, en suivant leur argumentaire, les garderies ne sont qu’un outil de «soft power» pour continuer l’aliénation des femmes au système… Et puis, en parallèle à cela, il y a d’autres féministes qui elles disent qu’on ne pourra jamais décider «pour toutes» et qu’il faut donc privilégier le «libre choix» et, ainsi, offrir un support public autant pour le financement public des garderies que pour les «congés de maternité» (qui devraient selon elles durer bien plus d’un an; peut-être jusqu’à la prématernelle). Il y a, il me semble, là aussi des arguments «rationnels et critiques» qui peuvent être avancés, ne serait-ce que pour la reconnaissance de la diversité des réalités des différents couples et points de vue. Mais il faut savoir qu’il y a aussi d’autres féministes qui considèrent que de laisser ce libre choix, c’est être complice d’une aliénation des femmes, car (selon les côtés) soit on ramènerait la femme «au foyer» et on diminuerait (subtilement, pour le long terme) son pouvoir économique qui est aussi un pouvoir de liberté, soit (pour celles de l’autre côté) on les aliènerait (bien qu’inconsciemment) dans leur rapport affectif à la maternité (et dans la relation avec l’enfant) en les ramenant à la prévalence d’un «Homo oeconomicus»… Entre ces quatre positions féministes diverses (et potentiellement adverses, voire radicalement opposées), il me semble qu’il y a tout autant d’arguments «critiques et rationnels» pouvant se réclamer d’une visée humaniste. Ce qui me semble le «plus rationnel» ? D’un point de vue strictement personnel, je serais tenté de dire que je préfère la position de «libre choix» (financer publiquement tout autant les garderies que les femmes qui veulent demeurer à la maison plus d’une année). Il me semble, d’un point de vue strictement personnel, que ç’a au moins le mérite de reconnaître la diversité des aspirations personnelles et «privées». Cela dit, il s’agit qu’on repose «la même question de principe» mais avec le cas de la prostitution (il y a des femmes qui militent en faveur d’une reconnaissance de cela comme un «métier» au nom d’une autonomie de la femme…), et là je dois dire que personnellement je trouverais plus raisonnable d’être contre la liberté de choix et je serais plus sensible aux arguments qui prétendent que les femmes qui argumentent rationnellement en faveur de la prostitution sont aliénées (bien que je sais qu’on me rétorquera sans doute que cette opposition est un paternalisme). Mais encore, d’une manière purement «rationnelle et critique», on pourrait dire qu’il faudrait appliquer les mêmes principes et critères aux deux cas, mais en même temps il me semble (à titre personnel) difficile de donner autant d’importance «aux mêmes arguments» dans un cas comme dans l’autre… Ma réponse face à cela ? Il faut présenter les choses de manière impartiale/neutre, en ne masquant pas les conséquences de part et d’autre, en identifiant les possibilités de récupération lorsqu’il y en a, en évitant de présumer de ce qui devrait être accepté ou non (dans la mesure où il s’agit de positions pouvant chacune être qualifiées de rationnelles et critiques et pouvant chacune croire sincèrement lutter pour un mieux-être) ; en évitant de présumer des prises de position à prendre. C’est d’ailleurs là que je me méfie des effets non désirés d’une aspiration à (trop) favoriser l’engagement tout en refusant l’impartialité/neutralité. Car au fond, dans un exemple concret comme celui évoqué à propos des garderies, qu’est-ce qui est véritablement dans l’intérêt de l’avancement des femmes ? Difficile de trancher d’une manière purement rationnelle et critique (il suffit de faire varier les exemples pour constater la variabilité que peuvent prendre nos raisonnements).

Face à ce genre de situation, je ne doute pas qu’il y ait des étudiants qui désirent savoir quelle est selon vous la position la plus rationnelle, ne serait-ce que dû à un réflexe social à rechercher un «arbitre» externe, mais ce que je remets en question, c’est de savoir pourquoi il faudrait laisser la «valeur symbolique» qui colle à la peau de l’enseignant (qu’il le veille ou non) venir favoriser une option plutôt qu’une autre lorsqu’il y a matière à débat, plutôt que d’assumer une «éducation au délai» en laissant cheminer la question en eux ? Pourquoi ne pas laisser plus de place aux «questions» plutôt qu’à «nos réponses» à nous? (Je saisis mal ce qu’il y aurait tant à craindre ici?)

Dans un cas concret comme celui évoqué ci-haut, décider de laquelle des positions a la visée la plus humaniste est déjà en partie une question de point de vue. C’est pourquoi j’ai de grandes réticences, lorsque tu affirmes qu’il faut rejeter l’idéal d’impartialité/neutralité, qu’il faut avoir un parti pris et qu’il faut éviter l’indécision chez les étudiants et favoriser leur engagement… Encore là, pourquoi ne pas examiner «l’indécision» sous l’angle d’une «éducation au délai» tout en laissant cheminer la question en eux. Je crois que dans un domaine aussi délicat de par nature que ce qui touche les dilemmes éthiques et les cultures religieuses, partir d’un refus de l’impartialité et d’un trop fort désir d’éviter les indécisions chez les étudiants engendrent un dommage collatéral : une polarisation qui risque de favoriser le développement d’une vision manichéenne des choses.

Cela dit, à la lecture de tes précisions, je conçois qu’il est possible qu’une partie des divergences tienne à la connotation que toi tu attribues à la «neutralité/impartialité», ainsi qu’à la connotation que moi j’attribue au «parti pris».
Pour le reste, ça se discute, non ? ;-)

Sur ce, je retourne méditer cette phrase de ««l’inactuel»» Michel Foucault : «ne donner la parole qu’aux choses, afin de devenir soi-même un fantôme muet» ; se «dédoublant pour dire la vérité»

Ataraxie

p.s. Je ne voudrais pas que mon trop long commentaire masque le respect que j’ai pour tes «rages intérieures» face à ce qui te révolte (bien plutôt, il en témoigne).

pierre@philo.ca a dit…

Pour ce qui est de la neutralité, elle n'a jamais été pour moi un idéal. La neutralité n'équivaut pas la raison. C'est pourquoi je dis que nos prises de positions doivent être appuyées et critiques. Je ne crois pas que cela était le cas des animateurs de radio dont il est question. Je ne crois pas qu'il faille tenter d'être neutres face à tous les points de vue, car tout les points de vue ne se valent pas (sinon, ÇA, c'est du relativisme).

Il me semble qu'il faut distinguer de quelle neutralité on parle. La neutralité qui signifie présenter de manière non biaisée les arguments de chacun, c'est une bonne chose. La neutralité qui signifie que j'ai bien évalué les arguments de part et d'autre (ex: je ne dis pas automatiquement qu'une argumentation dont la conclusion fait mon affaire est bonne, je vois les sophismes autant dans mes argumentations que dans celles des autres), c'est une bonne chose aussi. Dire qu'il faut suspendre son jugement après avoir exercé ces deux formes là de neutralité, appelons ça la neutralité du résultat de l'évaluation des arguments, ça ça serait absurde. En distinguant ces trois formes de neutralité (neutralité de la présentation ;-) , de l'évaluation ;-) , du résultat de l'évaluation :-( ). Il me semble qu'on peut réconcilier tout le monde non ?

pierre@philo.ca a dit…
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pierre@philo.ca a dit…

Comme vous le savez probablement, il y a plusieurs travaux en logique informelle, en rhétorique, en théorisation de l’argumentation et en sémiotique qui tendent à montrer qu’il n’y a pas qu’une seule manière de raisonner qui soit logique, mais qu’il existe divers modes de raisonnement qui sont raisonnables.

- En logique informelle on s'évertue plutôt à montrer le contraire.


Prenons un exemple simplifié touchant à l’ECR. Il existe plusieurs arguments tout à fait rationnels pour défendre une position athée. En ce sens, c’est une position qui peut être dite rationnelle et critique. Mais pour être rationnel et critique, il faut aussi reconnaître que la Théorie du Big Bang, en tant qu’explication de l’origine de l’univers, ce n’est pas une théorie scientifique : c’est une théorie métaphysique. En ce sens, la personne qui au contraire postule la possibilité d’un «Dieu», ou disons plutôt d’une «cause première», n’est pas pour autant irrationnelle.

- Je pense que oui, à la lumière des arguments actuels, et ce indépendamment de ce qu'on peut penser du Big Bang. Ce n'est pas une question de un ou de l'autre. Si un étudiant me dit "Je crois en un dieu parce que c'est difficile à imaginer que l'Univers ait toujours été là", je vais lui répliquer qu'il est également difficile d"imaginer un être sans dimensions, qui *lui* aurait toujours existé et qui *lui* aurait créé l'Univers. Et, en plus, je lui dirai qu'il croit en plein de choses qu'il lui a été difficile d'imaginer la première fois qu'il les as entendues. S'il me demande si je crois au Big Bang, je vais lui dire que je ne sais pas, que je n'ai pas étudié ça sérieusement.

Mais par ailleurs, une personne peut aussi convenir que sur ce genre de question, on ne pourra jamais savoir, c’est pourquoi, en ce sens, l’agnosticisme peut aussi être considéré comme une position tout à fait rationnelle et critique.

- Il me semble que si ce genre d'agnostique dit "on ne pourra jamais savoir", il doit donner des arguments pour montrer qu'aucune nouvelle théorie, aucun nouveau fait, aucune nouvelle découverte ne pourrait nous faire changer d'idée là-dessus et ça me semble impossible. Il serait donc irrationnel. S'Il dit plus simplement, "à l'heure actuelle les argumentations des athées ne sont pas solides et les argumentations des croyants ne sont pas solides non plus", c'est plus défendable. (mais encore mauvais... ;-) )

Mais remarquez qu’il n’y aura pas entente entre eux : par exemple, l’athée ne voudra rien savoir du doute de l’agnostique et voudra «écraser l’infâme» religieux. Si on refuse l’impartialité/neutralité, ça implique que l’enseignant convaincu que l’athéisme est la position la plus rationnelle devrait orienter les choses pour engendrer de l’adhésion en ce sens de la part des étudiants, l’enseignant qui est convaincu que c’est au contraire l’agnosticisme qui est la position la plus rationnelle devrait faire de même, et celui qui croit logique d’admettre une cause première aussi…

- Les trois sens de neutralité : sa présentation des argumentations doit être neutre, son évaluation des argumentations doit être neutre, les conclusions de
ses évaluations pas nécessairement. Me semble que si un prof dit "On ne devrait pas croire qu'un dieu a créé l'univers simplement parce que c'est écrit dans le Livre des Mormons", il a raison.

pierre@philo.ca a dit…

Une personne comme Richard Dawkins est radicalement contre ce qui peut perpétuer l’idée (mème) de «Dieu» et de ce qu’il considère comme des superstitions. (...) D’ailleurs, Dawkins serait contre l’implantation du cours Éthique et cultures religieuses ; celui-ci étant d’avis que ce qui contribue à perpétuer les croyances religieuses est un frein à l’émancipation humaine. À l’opposée, une personne comme Georges Leroux défend l’esprit de l’Éthique et cultures religieuses au nom d’une présentation équilibrée de la diversité des positions pour ainsi favoriser les dialogues et le «vivre ensemble».

- Une fois qu'on a vraiment discuté les choses sur le fond et qu'il y a désaccord, il faut aller du côté du vivre-ensemble. Le programme ECR saute par dessus la première étape (ce serait "touchy" j'en conviens au primaire-secondaire). Là, des théories physiques, biologiques, éthiques incompatibles seront présentées sans droit à un point de vue critique. C'est comme si en 1965 on avait dit "au Québec, il y a des gens sexistes et il y a des gens qui sont anti-sexistes, on doit respecter tout le monde et vivre ensemble"...

Si une étudiante de 5e secondaire demande à son prof "je suis intéressée par l'Islam, le judaisme et le Christianisme mais je regarde la différence fondamentale et je me demande ce que les historiens disent sur la résurrection... qu'est-ce qu'on comme élément de preuves de ça ? Beaucoup de choses ou peu ?" et que le prof n'a pas vraiment le droit de répondre... il y a quelque chose qui ne marche pas...

Stéphanie Demers a dit…

Ce que je rejette est en effet de la neutralité de l'évaluation, ou du jugement, où on nie à l'enseignant le droit de se prononcer ou de répondre aux questions «qu'en pensez-vous».

Par ailleurs, ce n'est pas grâce aux Lumières que les femmes ont eu le droit de vote, selon moi, c'est beaucoup plus une question d'actions directes de militantes, comme c'est le cas de nombre de droits.

Anonyme a dit…

En logique informelle on s'évertue plutôt à montrer le contraire.

- Ça dépend à quel niveau on aborde l’argumentation et on la contextualise. Rendu à une certaine hauteur, lorsqu’en plus on doit tenir compte de l’interaction entre ethos, pathos et logos, ce n’est plus si clair. Voir par exemple les travaux de Michel Meyer sur la rhétorique.

Anonyme a dit…

Je trouve intéressante la distinction entre 1) La neutralité qui signifie présenter de manière non biaisée les arguments de chacun ; 2) La neutralité qui signifie que j'ai bien évalué impartialement les arguments de part et d'autre ; 3) la neutralité du résultat de l'évaluation des arguments.

Cependant, je crois qu’il serait utile d’ajouter une autre distinction entre (a) la neutralité des résultats et (b) la neutralité dans la présentation des résultats.

Prétendre à une neutralité des résultats (telle que présentée) aurait quelque chose d’un peu absurde, car ça reviendrait à nier les deux autres types de neutralité (présentation et évaluation des argumentaires) sur lesquelles le résultat devrait s’appuyer.

Ainsi, je suis d’accord avec pierre@philo.ca que «si un prof dit "On ne devrait pas croire qu'un dieu a créé l'univers simplement parce que c'est écrit dans le Livre des Mormons", il a raison». Il a raison, car son propos s’appuie essentiellement sur la reconnaissance de ce qu’est un argument valable et solide, ou non (et dans le cas présent, ce n’est qu’un bête argument d’appel à l’autorité).

De même :
«Si une étudiante de 5e secondaire demande à son prof "je suis intéressée par l'Islam, le judaisme et le Christianisme mais je regarde la différence fondamentale et je me demande ce que les historiens disent sur la résurrection... qu'est-ce qu'on comme élément de preuves de ça ? Beaucoup de choses ou peu ?" et que le prof n'a pas vraiment le droit de répondre... il y a quelque chose qui ne marche pas...» (pierre@philo.ca)
Là aussi je serais d’accord, car répondre à une telle question, tel que vous la formulez, ce n’est pas manquer à sa neutralité en tant que telle, il me semble… Qu’est-ce que les historiens disent de la résurrection? Quelles preuves on a? On n’a pas vraiment de preuve (enfin, faudrait clarifier avec l’étudiante la notion de preuve et préciser le tout…). Je ne vois pas pourquoi ce serait manquer à la neutralité que d’y répondre : telle que formulée, cette question porte sur des jugements de fait, et non pas sur des jugements de valeur.

Donc, dans la mesure où le résultat ne découle que d’une neutralité dans la présentation des argumentaires et un examen neutre et impartial des argumentaires, il n’y a pas à cacher ce résultat. Ce n’est cependant pas ce qu’évoque pour moi l’idée de devoir adopter un «parti pris». Aussi, je crois qu’il serait utile d’ajouter une autre distinction entre une neutralité du résultat (le résultat n’a pas à être neutre par principe, ce serait absurde) et la neutralité dans la présentation des résultats.

Ce que j’appellerais une «neutralité dans la présentation des résultats», ce n’est pas quelque chose qui reviendrait à renier l’évaluation neutre et impartiale des argumentaires (voir exemples ci-haut). C’est plutôt qu’il s’agit de présenter les résultats en s’en tenant qu’à ce qui peut être appuyé par les deux types de neutralités qui précédaient (et à cet égard, tout n’a pas la même valeur) et de ne pas soi-même trancher (prendre parti) lorsqu’on arrive à un certain niveau où l’évaluation impartiale des argumentaires ne conduit plus qu’à une réponse univoque.

Un exemple de cela ? Je reprendrais tout simplement votre exemple pierre@philo.ca lorsque vous dites :
Si un étudiant me dit "Je crois en un dieu parce que c'est difficile à imaginer que l'Univers ait toujours été là", je vais lui répliquer qu'il est également difficile d"imaginer un être sans dimensions, qui *lui* aurait toujours existé et qui *lui* aurait créé l'Univers. Et, en plus, je lui dirai qu'il croit en plein de choses qu'il lui a été difficile d'imaginer la première fois qu'il les as entendues. S'il me demande si je crois au Big Bang, je vais lui dire que je ne sais pas, que je n'ai pas étudié ça sérieusement.» (pierre@philo.ca)

Pour moi, ça c’est un bon exemple de neutralité, non pas du résultat en lui-même, mais de neutralité dans la présentation des résultats – et à l’égard des résultats.

Quoiqu’à cet exemple, j’ajouterais aussi qu’à l’inverse, si un autre étudiant disait quant à lui «Je crois au BigBang parce que c’est une vision scientifique du monde», je prendrais le soin de distinguer la partie scientifique de cette théorie de sa partie métaphysique (lorsque le BigBang = explication de l’origine de l’Univers). Et puis, pour stimuler ses réflexions, je lui ferais remarquer que cette théorie pose aussi des difficultés : si on admet qu’à l’origine de tout il y avait un pur chaos qui, avec beaucoup de temps et de transformations, a engendré l’Univers tel que nous le connaissons, cela signifie que l’on doit admettre que quelque chose sans aucun ordre préalable a pu évoluer et donner quelque chose d’ordonné (les lois de la nature, par exemple). Et que, par conséquent, il faut admettre qu’un cheminement inverse serait aussi concevable, ou à tout le moins que les «lois de la nature» que révèle la science ne seraient pas universelles, ni coulées dans le béton, et qu’elles pourraient changer si l’on suit ce raisonnement ; ce qui, bien entendu, devrait nous amener à revisiter une certaine vision de la science (et cela dit, je prendrais aussi le soins de bien lui expliquer que ceci n’a rien à voir avec la position de ceux qui nient la théorie de l’évolution de Darwin, par exemple ; c’est deux choses différentes et ici ça touche plutôt à un débat entre des épistémologies socioconstructivistes et des épistémologies réalistes). Mais s’il craint d’ainsi atténuer la valeur de la science et me rétorque qu’alors on devrait croire en une «cause première», alors là aussi j’en montrerai les difficultés (en reprenant quelque chose d’analogue à votre exemple). Et ainsi de suite…

Pour moi, c’est tout simplement ça la neutralité dans la présentation des résultats. Il faut d’abord commencer par les deux premiers types de neutralité que vous avez identifiés. À partir de là, certaines «discriminations » (juger, c’est distinguer et discriminer) ont lieu puisque tout n’a pas la même valeur : une position qui n’aurait pas d’autre argumentaire qu’une série «d’arguments d’appel à l’autorité» sera nécessairement plus faible, par exemple. Il me semble que ce n’est pas prendre parti que de le dire, c’est au contraire rester impartial/neutre et ne pas masquer une partie de la réalité , soit l’importance et l’impact des argumentaires et de leur articulation. Par contre, rendu à un certain niveau, à une certaine «hauteur d’esprit», lorsqu’on a des argumentaires recevables de part et d’autre (voir les deux paragraphes qui précèdent), il me semble que se serait renier les deux premiers types de neutralité que de prendre parti, plutôt que de s’en tenir à une bonne mise en relief de leurs forces et faiblesses.

Ataraxie

Anonyme a dit…

(suite)

Tout ceci éveille cependant en moi une question : lorsque vous dites que
«Une fois qu'on a vraiment discuté les choses sur le fond et qu'il y a désaccord, il faut aller du côté du vivre-ensemble. Le programme ECR saute par dessus la première étape (ce serait "touchy" j'en conviens au primaire-secondaire).» (pierre@philo.ca

et lorsque moi je tente de distinguer en principe les cas où les réponses ne sont pas valables simplement parce que l’argumentaire est trop faible, par rapport au cas où les réponses, bien que controversés et contraires, se situent néanmoins à une certaine «hauteur d’esprit» recevable,

eh bien, je me demande si, au fond, l’implantation du programme ECR est vraiment appropriée pour le niveau où se situent les «jeunes apprenants», sans tomber dans un relativisme (si on ne peut pas discuter adéquatement du fond des choses) ou un endoctrinement (si on doit leur donner «nos» réponses face aux questions controversées et ainsi à la limite pratiquer une sorte de «nouveau catéchisme progressiste» pour notre époque).

Au fond, est-ce que les finalités de l’ECR ne sont pas irréalistes compte tenu de l’âge et du niveau des apprenants à qui il s’adresse?

Ataraxie

Anonyme a dit…

En logique informelle on s'évertue plutôt à montrer le contraire.

- Ça dépend à quel niveau on aborde l’argumentation et on la contextualise. Rendu à une certaine hauteur, lorsqu’en plus on doit tenir compte de l’interaction entre ethos, pathos et logos, ce n’est plus si clair. Voir par exemple les travaux de Michel Meyer sur la rhétorique.

--> L'opposition entre la logique informelle et la rhétorique est là : en logique informelle ce qui nous intéresse c'est "est-ce que l'argumentation est bonne sur le fond -ou pour se convaincre soi-même?" et c'est pour ça qu'on est souvent mal à l'aise avec la rhétorique (est-ce que l'argumentation est bonne pour convaincre?".

Anonyme a dit…

Cependant, je crois qu’il serait utile d’ajouter une autre distinction entre (a) la neutralité des résultats et (b) la neutralité dans la présentation des résultats.

-D'accord.

Anonyme a dit…

(Pierre) «Si une étudiante de 5e secondaire demande à son prof "je suis intéressée par l'Islam, le judaisme et le Christianisme mais je regarde la différence fondamentale et je me demande ce que les historiens disent sur la résurrection... qu'est-ce qu'on comme élément de preuves de ça ? Beaucoup de choses ou peu ?" et que le prof n'a pas vraiment le droit de répondre... il y a quelque chose qui ne marche pas...»

(Ataraxie) Là aussi je serais d’accord, car répondre à une telle question, tel que vous la formulez, ce n’est pas manquer à sa neutralité en tant que telle, il me semble… Qu’est-ce que les historiens disent de la résurrection? Quelles preuves on a? On n’a pas vraiment de preuve (enfin, faudrait clarifier avec l’étudiante la notion de preuve et préciser le tout…). Je ne vois pas pourquoi ce serait manquer à la neutralité que d’y répondre : telle que formulée, cette question porte sur des jugements de fait, et non pas sur des jugements de valeur.

(Pierre) J'ai posé la question du cas de la question de l'étudiante de 5e lors d'un colloque sur l'ECR, puis, quelques mois plus tard à un universitaire qui a été impliqué toute sa carrière sur ces questions. Les deux fois on m'a répondu la même chose : dans l'esprit du programme ECR, le prof ne devrait pas répondre si ce n'est par une entourloupette du genre "Les Chrétiens disent qu'ils ont de bons éléments de preuve. Les Juifs et les Musulmans disent que les Chrétiens n'en ont pas de bons". (parodie à la manière 1965 : Oui mais Madame, sur le fond, les femmes elles sont égales aux hommes ?Selon les sexistes, les femmes sont inférieures aux hommes, selon les non-sexistes, non... ") Evidemment, le prof pourra bien faire ce qu'il veut dans sa classe. Mais en principe ça me semble vraiment inacceptable... (il est vrai qu'il y a des éléments de pensée critique dans ce programme, mais en principe on ne devrait pas les appliquer au contenu religieux du cours... )

Vous dites que les éléments de preuve en faveur de la résurrection ce sont des jugements de fait : vrai, il suffit d'aller voir les historiens spécialisés sur la question. Quand vous dites que ce n'est pas un jugement de valeur, vous voulez dire que ce n'est pas un jugement de valeur moral je crois : vrai aussi. Mais ce jugement de fait, fourni à une étudiante curieuse qui veut avoir des informations avant de prendre une décision ou pour alimenter sa réflexion, a pour conséquence qu'elle va faire un jugement de valeur épistémique négatif de la religion chrétienne.

Je n'ai pas de problème avec ça, c'est ça l'esprit critique -mais il semble que ce soit, en principe, ce qu'on ne puisse pas faire dans le programme ECR...

Anonyme a dit…

(Ataraxie) eh bien, je me demande si, au fond, l’implantation du programme ECR est vraiment appropriée pour le niveau où se situent les «jeunes apprenants», sans tomber dans un relativisme (si on ne peut pas discuter adéquatement du fond des choses) ou un endoctrinement (si on doit leur donner «nos» réponses face aux questions controversées et ainsi à la limite pratiquer une sorte de «nouveau catéchisme progressiste» pour notre époque).

Au fond, est-ce que les finalités de l’ECR ne sont pas irréalistes compte tenu de l’âge et du niveau des apprenants à qui il s’adresse?

(Pierre): C'est ce que pensent beaucoup de personnes. Et en plus, les profs des cégeps vont peut-être devoir passer plus de temps à insister sur l'idée que l'éthique et la religion ce sont deux choses bien différentes. En boutade, quelqu'un disait c'est drôle Éhtique et culture religieuse, c'est un peu comme un cours "Végétarisme et boucherie"... ;-)

Anonyme a dit…

Je n'ai malheureusement pas le temps de lire tous les commentaires (29!!!).
J'ai lu les 2 premiers.
Voici ce que j'en pense: il est faux de prétendre qu'à l'université nous tendons tous vers une neutralité. La preuve? J'ai étudié, il y a une dizaine d'années, à l'université Concordia, en sciences politiques. Le premier paragraphe du manuel qui parlait du Québec en disait qu'il brisait le rêve du Canada d'être un pays uni d'un océan à l'autre et, en gros, que c'était une province trouble-fête (c'était très péjoratif). Est-ce de la neutralité? Du positivsme???

Ensuite, lorsque les animateurs de radio se permettent, au nom d'un positionnement moral, à émettre des jugements dégradants, je crois que nous sommes loins, très loins de l'éthique... (ECR= ÉTHIQUE et culture religieuse). Et un positionnement moral peut se faire avec respect. D'ailleurs, selon certaines recherches, prendre position est le stade le plus élevé d'éthique. (Avant, il y a tout un processus de tenter de comprendre, d'évaluer les implications, etc.). On arrive alors à une conclusion de type: ceci est bien pour lui, mais pas pour moi. D'où la prise de position respectueuse (à ne pas confondre avec les radios-poubelles!).

Je reviendrai!!!
(Oh! Et merci, Mme Demers, pour le lien vers cet article très pertinent!)

François Guité a dit…

Toute cette discussion, fort pertinente, constitue un merveilleux exemple de la nécessité des blogues. La qualité de la plupart des échanges fait en sorte que le texte original et les échanges doivent être archivés pour consultation ultérieure par la communauté de la recherche et de la pratique.

Je l'indexe donc le futur Réseau d'information pour la réussite éducative du CTREQ, lequel sera lancé prochainement.

Merci à tous les participants.