mardi 17 juillet 2012

De la critique pragmatique du mouvement étudiant

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L’été aura permis à plusieurs analystes de se prononcer sur le mouvement étudiant au Québec, sur ses revendications et ses mécanismes de mobilisation, entre autres. Si plusieurs analyses mettent en exergue le côté novateur de ces derniers, celles qui se penchent sur le caractère novateur du rapport à la connaissance qui est entretenu par les étudiants québécois mobilisés se font plus rares. Et bien qu’on puisse trouver plusieurs articles et essais comparant le mouvement étudiant actuel à d’autres mouvements, le rapprochant de certains et le contrastant avec d’autres, il est plus difficile de trouver des réflexions sur les interprétations nouvelles et contextuelles de la réalité qui émergent de ce mouvement.

Les étudiants ne sont certes pas les premiers «à prendre conscience de leur aliénation et de se lever contre les forces qui les dominent» (Boltanski, 2009, p. 35) et à forger leur compréhension de leur pouvoir d’action.  Ils ne sont pas les premiers à concevoir, dans un processus itératif, des procédures novatrices de praxis et de prise de décision. Le recours aux métadiscours/ à la métacritique n’est pas nouvelle non plus.  Mais dans le contexte hégémonique actuel, où l’ordre social s’inscrit tant dans les procédures de discussions et les relations de pouvoir que dans le rapport à la connaissance et aux mécanismes de sa conception, il me semble possible de voir émerger une cognition politique nouvelle.

La CLASSE, en particulier, a adopté un paradigme politique ancré dans une démarche critique qui s’oppose au réformisme associé à la résolution de problème et qui s’ouvre à des ordres sociaux potentiellement autres. De façon plus importante encore, des groupes d’étudiants et de citoyens réunis tantôt virtuellement, tantôt mobilisés en assemblées citoyennes formelles et informelles, ont rompu avec les institutions de l’ordre social (de façon éphémère parfois, mais c’est une rupture qu’on ne peut ignorer). L’ouverture à l’alternative se retrouve à la fois:
     dans la mise à distance réflexive des conditions structurales de l’exploitation, de la domination et de l’oppression ;
-       dans leur historicisation (un saut dans les médias sociaux permet d’identifier des exemples puissants d’un examen critique de la situation actuelle dans le temps historique, long, tel que décrit par Braudel, comme moteur potentiel de changement de l’ordre social) ;
-       dans les procédures s’opposant à l’autoritarisme, ouvertes à la confrontation et visant à atténuer l’asymétrie dans les compétences métalinguistiques et les modes participatifs des délibérants (bouleversant ainsi la normativité procédurale considérée comme seule légitime par les partisans du statu quo);
-       dans le mode d’évaluation (jugement de valeur) des formes autres d’organisation politique, incarnées entre autres dans les expériences procédurales novatrices.

La construction de sens qui a mené à ce type de cognition sociopolitique demeure toutefois problématique puisque difficilement accessible à ceux qui n’ont pas participé à sa conception dans la praxis, c’est-à-dire qu’il semble que le métadiscours qui oriente la construction de sens – procédurale, politique, social - au sein du mouvement étudiant émerge non pas de quelque théorie, mais de la pratique de l’action politique et sociale. C’est en saisissant la nature singulièrement contextuelle et émergente de cette praxis, de cette connaissance, qu’il est possible de comprendre l’opposition parfois virulente aux propositions procédurales et ontologiques des étudiants dits «radicaux» puisque critiques de l’ordre social actuel et de ses mécanismes de maintien hégémonique.  Les remises en question des structures actuelles (politiques, sociales, économiques), autant que les possibles envisagés, bouleversent profondément la sécurité ontologique surdéterminée par ces mécanismes et intériorisée sous la forme d’idéologies.  Les jugements moraux «traditionnels» (au sens weberien) et le sens commun se heurtent également à des barèmes de jugements de valeurs longtemps occultés ou marginalisés par l’économie politique. Parmi ces barèmes/ prémisses se trouvent ceux relatifs aux droits inaliénables, à la conception de l’humanité dans son essence, à la nature et au rôle du collectif et du social qui conduisent sans équivoque à la condamnation de l’ordre social existant et à des expériences procédurales structurales à une échelle très locale et contextuelle.

Pour les partisans du statu quo (ou du retour à un passé idéalisé) le fait même de cette condamnation, de ces expériences est inadmissible. L’ordre social existant accepté comme donné et immuable est rassurant – les joueurs connaissent les règles du jeu et considèrent ceux qui ne s’y plient pas comme une menace ou comme mauvais joueurs : «groupuscules», «radicaux», «marginaux», autant d’épithètes qui servent à minoriser (au sens d’exclure du pouvoir) la critique et son potentiel émancipateur.

Il est évident que les positions de ceux qui  oeuvrent au maintien de l’ordre social et de ceux qui cherchent à le changer sont irréconciliables. Il importe de souligner, toutefois, que des milliers de Québécois naviguent entre ces deux pôles.  L’enjeu consiste à les rallier à la possibilité de quelque chose de mieux, ce qui ne semble possible que par la praxis, la construction de sens par l’action politique et sociale. Les casseroles en étaient un exemple intéressant.

Je crois ainsi que nos efforts devraient s’inscrire dans l’invitation au dialogue et à l’action.  Plutôt que d’essayer de convaincre les Québécois de la justesse de la critique sociale et d’un projet sociopolitique orienté vers la justice sociale, il importe de leur offrir des occasions de participer à cette critique. La campagne électorale peut répondre à cet impératif en partie, peut-être, mais pas sans que ne soient remises en question la structure même et la raison d’être du système politique actuel. Le dialogue et l’action devront ainsi fournir les occasions de mettre en évidence les contradictions du système et son incapacité à trouver «en lui-même les ressources nécessaires pour résoudre ces contradictions» (Boltanski, 2009, p. 31), ils devront également rendre transparents les barèmes normatifs substantiels et les ouvrir à l’autocorrection.

Des étudiants ont déjà pavé un chemin dans cette direction, je propose (à nouveau) qu’on les suive.


lundi 16 juillet 2012

Ce qu’est la théorie critique – Robert Cox



Extrait d’un entretien accordé en 2010 [l’intégral en anglais ici)  Une excellente définition de la théorie critique et de son épistémologie (comparée ici à la théorie de la résolution de problème en économie politique internationale, le champ d’expertise de Robert Cox, mais certainement transférable aux différents champs investis par la théorie critique).  La traduction est la mienne, les commentaires entre parenthèses aussi.  


La résolution de problème prend le monde tel qu’il est et se concentre sur la rectification de certaines dysfonctions, certains problèmes spécifiques. La théorie critique se préoccupe plutôt sur la façon dont le monde, c’est-à-dire toutes les conditions que la théorie de la résolution de problème envisage come cadre donné, est potentiellement en train de changer. Parce que la théorie de la résolution de problème considère les relations de pouvoir existantes comme données, elle tend à un biais perpétuant ces relations, contribuant ainsi à l’hégémonie de l’ordre existant. 

Ce que fait la théorie critique, c’est remettre en question, interroger ces conditions structurales - qui sont pour la théorie de la résolution de problème des présupposés tacites - afin de comprendre à qui elles servent et dans quelles intentions. Elle regarde les faits présentés de l’intérieur par la théorie de la résolution de problème – c’est-à-dire tels qu’ils sont vécus par les acteurs dans un contexte qui est également constitué de relations de pouvoir. La théorie critique historicise ainsi les ordres mondiaux en déterrant les intentions que la théorie de la résolution de problème dans un tel ordre sert à maintenir. En déterrant la contingence d’un ordre mondial existant, il est ensuite possible d’envisager d’autres ordres mondiaux potentiels. [La théorie critique] est plus marginale que la théorie de la résolution de problème puisqu’elle ne fournit pas des recommandations de politiques aux gens au pouvoir [j’ajouterais qu’elle questionne l’origine de ce pouvoir, les intérêts qu’il sert, les mécanismes de son maintien, dans son contexte sociohistorique et en fonction des pratiques culturelles et des symboles qui le caractérisent].

Ce que je voulais dire, c’est qu’il n’existe pas de théorie qui existe pour elle-même; la théorie existe toujours pour quelqu’un et pour quelque but. Il n’y a pas de théorie neutre sur les questions humaines, aucune théorie de validité universelle. La théorie est issue de la pratique et de l’expérience et l’expérience est ancrée dans le temps et l’espace. La théorie fait partie de l’histoire et aborde la problématique du monde en fonction de son époque et de son contexte géopolitique. Le chercheur doit aspirer à se placer au-dessus des circonstances historiques dans lesquelles une théorie est élaborée. Il importe de questionner les finalités et les raisons de ceux qui ont construit des théories dans des situations historiques particulières.  De façon générale, pour chaque théorie, il y aurait deux intentions possibles à servir. La première sert à guider la résolution de problèmes posés dans un contexte particulier, dans la structure existante. Cela mène à une forme de théorie de résolution de problème, qui considère le contexte existant comme donné ou immuable et cherche à le rendre plus efficace [une forme de réformisme, condamnée à réifier fidèlement la structure existante]. L’autre intention que je nomme théorie critique est plus réflexive quant aux processus de changement des structures historiques, à la transformation ou aux défis qui surviennent au sein d’un réseau de forces qui constituent la structure historique existante – le « sens commun » de la réalité. La théorie critique contemple ainsi la possibilité d’une alternative. 

La force de la théorie de la résolution de problème réside en sa capacité à fixer les limites ou les paramètres d’une situation problème et d’en réduire la définition à un nombre limité de variables qui se prêtent bien à un examen précis. La prémisse ceteris paribus, selon laquelle les autres «choses» [dimensions, éléments] peuvent être ignorées, sur laquelle repose la théorie de la résolution de problème, permet de produire un énoncé de lois et de régularités généralisables.

La théorie critique, telle que je la comprends, est critique en ce sens qu’elle se situe à part de l’ordre dominant et questionne les origines de cette réalité telle qu’elle existe. Elle ne fait pas que l’accepter : un monde qui existe a été construit et dans le contexte d’une structure historique en détérioration, ce monde peut être reconstruit. La théorie critique, contrairement à la théorie de la résolution de problème, ne néglige pas les institutions et les relations de pouvoir social.  Elle les remet en question en se préoccupant de leurs origines et de si et comment elles sont en processus de changement. Elle est orientée vers l’évaluation du cadre même de l’action, la structure historique, qui est accepté par la théorie de la résolution de problème comme paramètres invariables [les règles du jeu qui sont envisagées comme stables]. La théorie critique est une théorie de l’histoire, en ce sens qu’elle ne se soucie pas seulement du politique au passé,  mais du processus continu du changement historique. La théorie de la résolution de problème permet une grande précision, mais elle peut aussi devenir une idéologie en appui au statut quo. La théorie critique sacrifie la précision associée à la réduction du social en quelques variables circonscrites afin de comprendre un plus vaste et plus complexe éventail de facteurs à l’œuvre dans le changement historique à l’échelle macroscopique.

La théorie critique, dans mon esprit, ne prétend pas aux remèdes et ne fait pas de prédictions au sujet de la forme émergente d’objets – l’ordre mondial, par exemple.  Elle tente plutôt, par le biais de l’analyse des forces et des tendances, de discerner les avenirs possibles et d’identifier les conflits et contradictions de l’ordre mondial existant qui pourraient faire avancer la société vers l’un ou l’autre des avenirs possibles.  En ce sens, elle peut servir de guide pour les choix et l’action politiques.

dimanche 17 juin 2012

Un mardi 17 avril, à l’Université du Québec en Outaouais




La sortie récente du Premier ministre Jean Charest pour dénoncer la violence et l’intimidation m’a beaucoup fait réagir.  En premier lieu, je pense à toute cette violence symbolique et à l’intimidation concrète dont sont victimes une proportion importante de la population québécoise, particulièrement ceux qui ne font pas partie de l’élite capitaliste. La violence symbolique se définit, selon Bourdieu (1972), comme «tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force». Les rapports de sens imposés par les élites au pouvoir sont portés dans sa novlangue, qui fustige, semonce, infantilise les dissidents, les indignés, les étudiants (qui sont à la fois dissidents et indignés) et nourrit l’asymétrie croissante entre ceux qui gouvernent et ceux qui en théorie, dans une démocratie, confèrent à cet acte de gouvernance sa légitimité.

Or, au Québec, en 2012, rien de moins légitime que CE gouvernement et que SON bras armé, qui porte les uniformes du SPVM, SPVQ et du SPVG, entre autres.  L’intimidation, qui se veut abus de pouvoir visant à contrôler et déstabiliser l’autre, provoquant chez lui un sentiment d’impuissance, elle est policière, elle est politique et elle connaît sous le PLQ une ère nouvelle. L’intimidation, au Québec, est sociale, flagrante, institutionnalisée et à grande échelle. 

Demain, mon collègue Thibault Martin, qui est sociologue au Département des sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais, comparaitra en cour pour répondre à une accusation d’entrave au travail des policiers le 17 avril 2012.  Thibault est le premier professeur de l’histoire du Québec à être arrêté dans son université.  Un geste profondément politique.  Une cible politique aussi.  Dans un cauchemar de violence et d’intimidation que j’aimerais raconter dans les lignes qui suivent, l’arrestation de Thibault s’inscrit à la fois dans la violence symbolique et l’intimidation décrites plus haut. Je me suis longtemps retenue de décrire cette journée, je la décris comme je l'ai vécue.  J'écris rapidement, pour me soulager.  La construction est lacunaire, mais authentique.

Le 16 avril, alors que plusieurs de nos étudiants de l’UQO choisissaient de réagir à l’injonction contre leur démocratie étudiante en occupant les édifices du pavillon Alexandre-Taché et en s’y barricadant, j’étais à l’UQAM pour soutenir ma thèse de doctorat.  J’ai appris, 6 minutes avant de m’adresser au jury, ce que nos étudiants faisaient. J’ai appris, après le vin d’honneur, que certains de mes collègues professeurs, accompagnés de quelques citoyens, avaient formé une chaîne humaine pour barrer l’entrée de l’édifice central aux policiers de la ville de Gatineau qui souhaitaient sortir les étudiants manu militari.  J’ai vu le lendemain les photos de ce geste de solidarité puissant avec les étudiants. Au premier plan de ces photos, la directrice du Département des sciences de l’éducation, Francine Sinclair, ma collègue du même département, Judith Émery-Bruneau et mon collègue, Thibault Martin. 

Somme toute, la situation du 16 avril s’était résorbée pacifiquement.  Sous l’insistance des professeurs et des citoyens, les policiers ont accepté que les étudiants sortent sans être accusés. 

Le lendemain, 17 avril, tout a changé.

Je me suis rendue à l’université tôt (vers 7h50).  Les portes à l’avant du campus étaient verrouillées, il fallait entrer par l’arrière de l’édifice et présenter notre carte d’employé/ d’étudiant aux gardiens de sécurité qui surveillaient les portes. J’ai décidé de rester à l’extérieur pour attendre l’arrivée des collègues qui s’étaient dits ébranlés à l’idée d’entrer seuls pour donner leur cours (sous menace juridique) à des groupes profondément divisés et potentiellement hostiles. Trois policiers étaient devant la porte, à l’extérieur, et des gardiens se trouvaient à l’intérieur. Pendant que j’attendais, j’observais les étudiants qui présentaient leur carte à la porte. Certains entraient, d’autres – ceux qui portaient le carré rouge - se voyaient refuser l’accès. Parmi eux, un de mes étudiants de quatrième année, Hugues. Il a attendu que le profilage politique soit flagrant avant de demander à un des policiers
«Pourquoi vous ne laissez pas rentrer les étudiants avec des carrés rouges ?» 

Un vif échange s’ensuivit, pendant lequel Hugues s’est fait essentiellement dire de se mêler de ses affaires, mais il persistait.  Excédé, le policier l’a saisi par les courroies de son sac à dos pour le secouer violemment.  Craignant que le policier passe aux coups, je suis passée derrière Hugues et j’ai saisi son coude pour le faire reculer.  Je ne sais pas comment cela s’est produit, mais en quelques fractions de seconde, un policier me tordait le bras jusqu’à ce que la douleur et l’inconfort de la position me forcent à genou. Il m’a relâchée devant les vives protestations des étudiants et collègues réunis à l’extérieur. Je lui ai demandé son matricule à plusieurs reprises (il ne le portait pas sur sa veste fluo) avant qu’il ne me le donne. 1240.  Je ne l’oublierai jamais.

J’avais mal, mais je sentais que ces altercations signifiaient que les rapports de sens et de forces s’étaient modifiés entre le lundi et le mardi. Je suis restée sur place.  J’ai attendu les collègues et j’ai présenté ma carte d’employée. Je suis entrée et je me suis dirigée vers le département, avec deux de mes collègues. Des étudiants qui passaient, fortement agités, ont indiqué que plusieurs policiers se trouvaient au troisième étage et qu’ils cherchaient des étudiants. Nous avons convenu d’aller voir ce qui se passait. Des policiers à l'intérieur, c'est inusité.

Arrivée au pallier du troisième étage, face aux portes vitrées qui donnent accès aux bureaux, nous nous sommes trouvés avec une dizaine d’étudiants.  De l’autre côté des portes, une douzaine de policiers, au moins, tie-wraps à la ceinture et deux membres de l’administration.  Les policiers étaient dans deux groupes, dont un qui avait le dos à la porte.  Un des administrateurs nous regardait en riant.  Nous craignions sincèrement pour les étudiants qui étaient recherchés.  Thibault est arrivé, nous a demandé ce qui se passait. Ils cherchent des étudiants, nous lui avons dit, on ne sait pas pourquoi. 

Je retiens des minutes qui suivent qu’il s'est fait coincer entre la porte et son cadre, puis plusieurs mains l'ont saisi et l'ont tiré de l’autre côté de la porte. Immédiatement, c’était le son de son corps qui frappait la tuile.  Le visage écrasé au sol, au moins trois genoux sur son dos, Thibault est menotté et mené hors de notre vue. Pourquoi Thibault ?  Il avait pris parole dans le point de presse des professeurs la veille, sa photo était dans les journaux, aux actualités télévisées. 

Nous sommes descendus au rez-de chaussée.  Traumatisés.  Que s’était-il produit ?  Pourquoi ?  Comment se faisait-il que le campus soit occupé par la police et qu’ils arrêtaient des professeurs ? Nous étions tous profondément choqués par cette atteinte à la mission de sanctuaire que porte depuis l’époque médiévale l’université.

Nous souhaitions remonter au premier étage, où se trouvent nos bureaux. Ce n’est pas possible, nous indiquent les gardiens de sécurité.  Nous ne pouvons plus monter.  Nous décidons d’attendre à la cafétéria, avec une centaine d’étudiants qui attendent leur cours.  Mais nous apprenons que plusieurs de ces cours n’auront pas lieu, puisque le campus est fermé.  Les policiers et les gardiens qui contrôlent la seule porte d’accès ne laissent plus les gens entrer.

Nous sommes assis à discuter.  Avec nos portables, nous tentons de comprendre ce qui se passe à l’extérieur. Des cégépiens qui sont venus à l’Université soutenir leurs collègues ont entouré le fourgon policier qui doit transporter Thibault, apprend-on. Parmi eux, ma fille. Un geste de solidarité qui nous laisse sans mots.

Un drôle de manège commence alors à la cafétéria. Un des administrateurs présents pendant l’arrestation de Thibault marche en tête de quinze policiers. Ils arrivent où nous sommes assis et nous entourent. Nous ne savons pas ce qu’ils veulent.  Vont-ils nous arrêter ?  Qu’avons-nous fait ?  Ils s’approchent de quelques pas.  Une collègue sort son appareil photo et demande aux étudiants qui a un cours à 12:30. La quarantaine d’étudiants qui sont assis près de nous lèvent tous la main.  Elle leur demande le sigle et le titre de leur cours, qu’ils lui donnent, un à un, pendant qu’elle les filme.  Elle est à deux pas de l’administrateur et des policiers. Ils attendent quelques minutes, une fois tous les cours nommés, ils reculent et partent.  Dans l’heure et demie qui suit, ils reviendront deux fois répéter le même manège. 

Que faire ? Ma collègue Judith se rend vers le secteur où se situe la porte d’entrée surveillée par les policiers pour s’informer.  Nous restons à la cafétéria à attendre.  C’est surréel.  D’un côté de la cafétéria, des employés qui mangent tranquillement leur repas.  Du nôtre, deux professeures et une quarantaine d’étudiants (auxquels s’ajouteront d’autres étudiants à la sortie des quelques cours qui ont lieu à 12:30) assis très près les uns des autres, inquiets. Une fois la cafétéria vidée, nous voyons des policiers passer avec Thibault en menottes.  Ils le changent de place, le mène vers l’avant. Il est visiblement en douleur. 

Nous apprenons alors que Judith vient d’être expulsée de force par les policiers. Pourquoi Judith ?  La veille, elle était un des trois visages les plus visibles de la chaine humaine visant à protéger les étudiants barricadés à l’intérieur.

Dans quelle pièce kafkaenne nous trouvons-nous ?

Pendant que je cherche à communiquer avec ma fille, qui est à l’extérieur, les téléphones des étudiants commencent à sonner.  Les messages texte abondent. Des étudiants viennent nous dire que leurs collègues à l’extérieur ont vu l’escouade anti-émeute se préparer près de l’aile E.  Qu’ils vont bientôt intervenir si les gens ne sortent pas. Des étudiants tiennent à rester. Je ne veux pas quitter les lieux sans savoir ce qu'il adviendra des étudiants, ma collègue non plus. 

Une étudiante vient me demander de parler à tout le monde, pour les distraire de l’inquiétude, de la peur qui monte (chez moi aussi, elle monte !).  Je lui demande si elle veut un teach-in. Elle me dit oui.  Je me lève sur une chaise et je demande aux étudiants s’ils veulent un teach-in, discuter d’un sujet en particulier.  Ils disent oui, s’installent aux chaises autour de moi. Je leur demande de quel sujet ils aimeraient que je leur parle. Parle-nous de la démocratie, répond quelqu’un. Ma formation initiale est en histoire, je leur dis, on discute de l’évolution de la démocratie occidentale, si ça vous convient.  Ils sont tous d’accord. 

Je commence.  De la sédentarisation à la révolution industrielle, je parle des grandes ruptures dans l’organisation politique des sociétés occidentales.  Les étudiants écoutent, lèvent la main et ajoutent des explications, posent des questions. C’est d’un calme incroyable.

Je note, du coin de l’œil, assis à quelques mètres de nous, l’administrateur qui menait les policiers.  Il écoute et parle dans un téléphone cellulaire.  Alors que nous discutons de la concentration des pouvoirs économiques et politiques, un autre membre de l’administration prend place derrière moi, téléphone à la main.  Elle répond à quelqu’un que je donne un cours d’histoire.  Que les étudiants sont assis, calmes et attentifs. Que ce n’est pas du tout le bordel dans la cafétéria. Je ne comprends pas trop ce qui se passe. Une collègue apparaît soudain et vient me chuchoter à l’oreille que quelqu’un a dit aux policiers que je suis à «foutre le bordel dans la cafétéria» et que j’«incite à la violence». Que dès que je sors, je serai arrêtée par les policiers.  Je suis incrédule.  Pour quelles raisons peut-on croire que j’incite à la violence ? Depuis quand un cours d’histoire, une discussion sur les différentes formes qu’a prises la démocratie occidentale dans l’histoire sont-ils considérés «le bordel» ou «incitation à la violence» ?

Je termine le teach-in en lisant l'excellent texte de Ianik Marcil présenté à l'événement «Nous».  Nous sommes tous émus et silencieux.

Je m’assois. Ma collègue, Geneviève, qui est avec moi depuis l’incident du matin, s’assoit avec moi. Nous regardons plusieurs étudiants inquiets décider de sortir de l’édifice. 

Je sors plus tard, entourée de merveilleuses personnes qui réussissent à me faire passer inaperçue.  Dans le stationnement arrière de l’Université, un groupe d’étudiants et de professeurs sont assis par terre, entourés de policiers.  Un des administrateurs prend le porte-voix et déclare que nous devons quitter le terrain de l’institution immédiatement, sans quoi nous serons déclarés intrus et traités en conséquence.  Les étudiants décident de prendre la rue, face à l’anti-émeute.   

Le mardi 17 avril, épuisés par leur journée (j’apprends qu’ils ont été plusieurs à se faire bousculer par les policiers à la porte d’entrée, où ils sont restés pour exiger l'accès à leur université), les étudiants se dispersent.  


Le mercredi, ce seront les arrestations de masse.

Le jeudi, les affrontements, le matraquage, les blessures, le sang, le piège, d’autres arrestations de masse, des conditions de détention inhumaines. 

Violence et intimidation, M. Charest ? 

Rapports de force ?

Des policiers armés, en armure, contre des gens comme mes étudiants.  Le policier qui m’a tordu le bras m’a interpellée dans la rue le lendemain, pour m’indiquer que je n’avais pas compris de son intervention qu’il cherchait à protéger son collègue.  Votre collègue armé d’un pistolet ? je lui demande.  Il fait oui de la tête. Le protéger de moi ?  je lui demande du haut de mon 5 pieds 2, 108 livres (un rapport de force très asymétrique). Ah ! me répond-il, vous ne comprenez rien à l’intervention policière. 

J’ai compris qu’elle sert à faire peur, à faire taire, à faire fuir.

Rapports de sens ? 

Des étudiants exclus de leur cours pour un carré rouge.
L’arrestation de Thibault déclarée justifiée par l’administration, la journée même, avant que ne se soit prononcé un juge. Finie, la présomption d’innocence.
Un cours informel d’histoire déclaré incitation à la violence. 
Des étudiants et des professeurs déclarés intrus. 

Demain, je serai en cour habillée de rouge de la tête aux pieds. Pour rétablir le rapport de sens, ne serait-ce que quelques minutes.  Thibault sera entouré de plusieurs collègues et étudiants. Pour rétablir le rapport de force, pacifiquement, silencieusement, ne serait-ce que quelques minutes.  

Vendredi, nous serons dans les rues.  Force et sens de notre côté.  Nous sommes plus nombreux, nous n'avons jamais été dupes du sens manipulé. 

dimanche 10 juin 2012

Dans la marmite...

l'eau bout.


Vous la connaissez sans doute, cette idée que si l’on plonge une grenouille dans l’eau à la température de la pièce et que l’on apporte graduellement cette eau à ébullition, la grenouille y reste jusqu’à sa mort. 

La grenouille, c’est nous et dans notre chaudron québécois, l’eau bout.

Trois conditions, en outre, font en sorte que des violations éhontées, explicites et répétées de nos droits et libertés aient lieu et portent la marmite à cet état d’ébullition.

En premier lieu, on trouve les ordres tacites et/ou explicites du pouvoir politique, qui mobilise les forces de l’«ordre» à agir en leur nom.  Qui ont déjà concrétisé leur mépris des droits et de leur serment de loyauté envers le peuple québécois.  

« Je déclare sous serment que je serai loyal envers le peuple du Québec et que j'exercerai mes fonctions de député avec honnêteté et justice dans le respect de la constitution du Québec» 

Les députés du PLQ auront porté atteinte, notamment par leur attaque contre le carré rouge et par la loi 78, à l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne

«Toute personne a droit à la reconnaissance et à l'exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur […]  les convictions politiques, la condition sociale […] »

Il y a discrimination lorsqu'une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.»

J’accuse de surcroît les députés libéraux de lâcheté et de capitulation à un agenda ultra-conservateur de leur chef. Je les accuse aussi d'avoir clairement sacrifié le bien commun, leur intégrité et les principes fondateurs du libéralisme politique à l'autel des ambitions personnelles. 

En deuxième lieu, le renoncement, de la part de ces forces de l’ordre, à leur indépendance du politique et au devoir d’exercer leur devoir sans l’influence du gouvernement, ainsi qu'à leur mission de protection des droits et libertés, lui substituant la protection de la propriété d'une élite. Les policiers ne veillent plus au respect des lois, mais les violent impunément, tel que démontré par l’article paru le 9 juin dans le quotidien le Devoir (http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/352102/recit-d-un-petit-voyage-en-metro-avec-un-carre-rouge)

Notamment, par les fouilles arbitraires, les articles 8 et 9 de la Charte des droits et libertés du Canada :

8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.
9. Chacun a droit à la protection contre la détention ou l'emprisonnement arbitraires

Par les arrestations «préventives», les policiers ont enfreint le Code de déontologie policière (Loi sur la police) qui vise à assurer une meilleure protection des citoyens et citoyennes en développant au sein des services policiers des normes élevées de services à la population et de conscience professionnelle dans le respect des droits et libertés de la personne dont ceux inscrits dans la Charte des droits et libertés de la personne (L.R.Q., c. C-12).

Plus particulièrement,

Section II, article 6 

Le policier doit éviter toute forme d'abus d'autorité dans ses rapports avec le public.

Notamment, le policier ne doit pas:
3°    porter sciemment une accusation contre une personne sans justification;

4°    abuser de son autorité en vue d'obtenir une déclaration;

5°    détenir, aux fins de l'interroger, une personne qui n'est pas en état d'arrestation.

Et par les commentaires ciblant les manifestants pour des raisons idéologiques et sexistes, lesquels ont été rapportés dans l’article cité  plus haut et dans nombre d’articles, de vidéos et de billets de carnets diffusés largement dans Internet

Section II, article 5 :

Le policier doit se comporter de manière à préserver la confiance et la considération que requiert sa fonction.

Notamment, le policier ne doit pas:
4°    poser des actes ou tenir des propos injurieux fondés sur la race, la couleur, le sexe, l'orientation sexuelle, la religion, les convictions politiques, la langue, l'âge, la condition sociale, l'état civil, la grossesse, l'origine ethnique ou nationale, le handicap d'une personne ou l'utilisation d'un moyen pour pallier cet handicap;

5°    manquer de respect ou de politesse à l'égard d'une personne.

En troisième lieu, la passivité, voire la complicité dans le silence de millions de Québécoises et Québécois. Qui voient cette érosion rapide et catastrophique des droits et libertés sans se sentir interpellés. Qui se complaisent dans leur soumission. 


Cette soumission obtuse s'avère démission de son devoir citoyen et humain. Devoir d'indignation face à l'injustice, devoir de résistance face à la tyrannie.  Devoir de solidarité envers son prochain qui en tentant de défendre et protéger les droits de tous, sacrifie trop souvent les siens. Cette désolidarisation est encouragée par les forces au pouvoir, comme le rappelle Chomsky «Toute l'histoire du contrôle sur le peuple se résume à cela : isoler les gens les uns des autres, parce que si on peut les maintenir isolés assez longtemps, on peut leur faire croire n'importe quoi.»
 
Ces Québécoises et Québécois sont dans la marmite avec nous tous, mais pourtant s’entêtent à dire que l’eau n’est pas trop chaude et à croire que le gouvernement a augmenté la température pour le bien de tous. Qui bien qu'ils et elles soient victimes du même joug, de la même exploitation, les justifient pour mieux accepter de les subir. 



Réveillez vous, sinon nous sommes tous cuits !