samedi 3 mars 2012

Non à l'anglais intensif

Anglais intensif : oui à la mobilisation citoyenne lancée par le Collectif des parents du Bic et de Rimouski

Nous souhaitons, à titre de spécialistes de l’éducation, répondre à l’appel à la mobilisation lancé par le Collectif des parents du Bic et de Rimouski, paru le 13 février dans les pages du Devoir. Non seulement appuyons-nous la justesse de leur diagnostic des finalités non-éducatives sous-entendues par la mise en place d’une demi-année d’anglais intensif à la fin du primaire, mais nous croyons impératif de souligner que les diverses sciences constitutives de l’éducation soutiennent cette analyse.

Finalités non-éducatives

La Coalition des parents du Bic et de Rimouski a éloquemment rappelé à la ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport le mandat social que doit porter et actualiser l’école québécoise, soit la formation citoyenne. La marchandisation des apprentissages et de l’école dans des visées de nourrir l’économie de marché ne fait pas partie de ce mandat, bien qu’il anime et oriente à tort les décisions de la ministre et de son gouvernement. Rappelons à la ministre que le débat sur la fonction sociale de l’école québécoise a mené à identifier des priorités tout autres que celles qu’elle met actuellement de l’avant avec l’annonce du programme d’anglais intensif en sixième année. Notons que l’école doit accompagner l’élève dans la construction de sa vision du monde, la structuration de son identité et le développement de son pouvoir d’action, des finalités éducatives enchâssées dans le Programme de formation de l’école québécoise. Tel que l’ont démontré entre autres les sociolinguistes et les sociologues, l’atteinte de ces finalités passe nécessairement par le développement d’une identité sociale construite par et avec le langage.

L’identité sociale

Plusieurs recherches menées dans les domaines de la sociolinguistique et de la psychologie sociale font état de l’effet de l’apprentissage d’une langue seconde dont le statut social serait perçu comme plus important ou désirable que la langue maternelle sur la construction de l’identité sociale. La valorisation de l’anglais comme moteur d’ascension sociale qui définit le discours actuel du gouvernement Charest s’inscrirait dans une logique du pouvoir symbolique de l’anglais sur la distribution des ressources matérielles. La promotion de l’anglais comme outil de pouvoir économique (socialement et historiquement construit) aurait ainsi un effet négatif sur la valeur et la signification émotive attachées à la culture d’appartenance et à sa langue, ainsi que sur l’engagement des membres de la société envers celle-ci. Par conséquent, le sens attribué par le gouvernement à la maitrise de la langue anglaise serait contraire aux finalités éducatives et nuirait à leur atteinte.

Notons que nous sommes favorables à l’acquisition par les élèves québécois d’une langue seconde, non pas dans une logique marchande où la maitrise de l’anglais porte une valeur d’échange (pour un pouvoir socioéconomique supposément accru), mais dans une perspective développementale et sociale, où la maitrise d’une langue seconde, quelle qu’elle soit, a une valeur d’usage, c’est-à-dire qu’elle permet à l’élève de répondre à des besoins singuliers (socioaffectifs, cognitifs) et collectifs (agentivité citoyenne, justice sociale) et d’atteindre les finalités éducatives normatives.


Grands absents du débat : le développement socioaffectif des enfants…

La grande majorité des études scientifiques démontre que la période entre 11 et 13-14 ans est charnière sur le plan du développement socioaffectif, particulièrement en ce qui concerne la construction de l’identité et de l’estime de soi.

À la veille du passage au secondaire, où les enfants affrontent les enjeux liés à la complexité de la construction identitaire : définition de soi, transformation des relations entre pairs, redéfinition de la relation parents-enfant, établissement des frontières de son identité sexuelle et, bien entendu, définition de son identité culturelle, la proposition ministérielle ajoute un défi de taille à une situation développementale déjà exigeante. À la question du «qui suis-je ?», les enfants seraient de plus confrontés à une ambiguïté identitaire soulevée à juste titre par le Collectif des parents.

Par ailleurs, ce moment dans la vie des enfants est, selon les recherches menées à ce sujet, un moment de grandes fluctuations dans le niveau d’estime de soi. Entre autres, les enfants connaissent à cet âge une baisse significative de leur estime de soi, en plus de devoir relever tous les défis associés aux changements psychobiologiques. Les chercheurs parlent d’une période sensible particulière du développement, où la vulnérabilité aux contraintes de l’environnement est accrue. Ces constats s’appliquent à tous les enfants, que ces derniers éprouvent des difficultés d’adaptation scolaire ou non. Face à de telles données, comment la ministre Beauchamp peut-elle proposer de placer les enfants québécois dans une situation qui menace leur intégrité psychosociale ?

… et le développement cognitif

On nous permettra de douter des assises empiriques de la mesure proposée. Les recherches n’appuient ni le moment choisi pour sa mise en œuvre, ni le contexte de son application. Bien que la thèse de l’existence d’une période critique pour l’acquisition d’une langue seconde demeure l’objet d’une certaine controverse, l’importance des données empiriques récentes appuyant cette thèse nous portent à souhaiter une plus grande prudence face au choix du moment de mise en œuvre d’un programme d’anglais intensif. Si l’on conjugue les doutes importants que soulèvent les recherches au fait que par ses propres prescriptions, le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport a fait de la sixième année une année de consolidation des apprentissages essentielle au passage au secondaire, force est de constater que le choix de ce niveau scolaire est plus que questionnable. Soumis à une batterie d’évaluations sommatives et au stress que représente leur réussite, les élèves seraient de plus obligés de condenser cette période déterminante pour leur avenir en cinq mois. Plusieurs enseignants de français au secondaire ont de plus souligné que les compétences langagières des élèves qui entament leur première secondaire ne les préparent pas adéquatement aux défis des apprentissages au secondaire. En quoi fragiliser davantage la consolidation de ces compétences en français peut-il être favorable à la réussite scolaire ?

Enfin, nous ne saurions passer sous silence les effets globalement aliénants des prescriptions ministérielles improvisées et sans appuis scientifiques pour les enseignantes et enseignants du réseau scolaire. La multiplication de ces dernières (TBI dans toutes les classes, stratégie nationale contre l’intimidation, etc.), et l’opacité de leurs fondements augmentent considérablement l’écart entre le sens que les enseignants souhaitent donner à leur travail et celui imposé par le ministère. Nous invitons ainsi la ministre à reconsidérer le bien-fondé d’un programme d’anglais intensif en sixième année.

Stéphanie Demers et Francine Sinclair, professeures, Département des sciences de l’éducation, Université du Québec en Outaouais

1 commentaire:

Claude-Émilie Marec a dit…

Un excellent résumé des inquiétudes qu'alimente cette lubie de l'anglais. J'ajouterais une autre dimension, la dimension "géopolitique": à l'heure où les Étasuniens et le Royaume Uni sont en perte de vitesse économique, à l'heure où l'anglais n'est plus la langue numéro 1 des échanges avec les pays asiatiques, il vaut mieux se tourner vers le chinois ! Tant qu'à apprendre une culture et une langue pour viser un but économique, les efforts devraient s'orienter vers la langue de l'avenir... mais l'apprentissage du chinois ou de toute autre langue dont la visée n'est que mercantile n'est pas inscrit dans la mission de l'école, comme vous le mentionnez si bien.À ceux qui pratiqueront le commerce de s'enrichir de cette langue au moment voulu.
Je diffuse largement votre article à ceux qui s'insurgent contre les improvisations à saveur électorale.