dimanche 27 mai 2012

Quand ma casserole chante


Elle chante l'espoir... 

Les Québécois ont une identité sociale auto-assignée qui tire en somme ses racines de repères historiques qui ont en commun la lutte : la lutte contre l’anéantissement du fait canadien-français après la Conquête, la lutte pour l’émancipation politique inspirée des idées libérales du XIXe siècle et incarnée par la Rébellion des Patriotes, les luttes contre la conscription, pour les droits des travailleurs et la lutte sociale qui caractérise la Révolution tranquille. L’identité sociale québécoise est donc généralement progressiste.  Le problème réside dans le fait que cette identité est factice depuis plusieurs décennies déjà.  La lutte s’est butée à l’emprise du marché sur le politique et le citoyen québécois qui émergeait à peine de sa cruelle servitude s’est vu tassé par les Desmarais, Péladeau, et autres entrepreneurs. Permutation de la pyramide sociale, en quelque sorte, où les franco-québécois gravirent les échelons supérieurs… mais pyramide il y a toujours et le peuple n’a pas changé de place.  Il est encore tout en bas.  Nous avons cru à tort qu’une fois déclenché, l’élan initial permettant de rendre la société québécoise plus juste persisterait, qu’il serait porté par l’État, naturellement, vers la finalité souhaitée.

Or, il n’y a de finalité que ce processus qui caractérise toute quête de justice et qui construit, au fil du temps et selon les forces des luttes, des mécanismes d’autocorrection mis en abîme – pour la correction du processus vers le toujours plus juste, et pour la correction des mécanismes d’autocorrection. Ce n’est pas un projet qui peut être porté par une classe dirigeante dont le seul intérêt est le maintien de son pouvoir.  Et ne nous trompons pas de cible : ce sont les marionnettistes qu’il faut arrêter.  Sans leurs pantins au pouvoir, ils peineront sans doute temporairement à garder leur contrôle sur la masse que nous sommes pour eux. Mais ils le reprendront s’ils ne sont pas détrônés.  On ne peut y arriver qu’en faisant autrement, parce que le système corrompu leur appartient. Il faut un autre système et par conséquent, élargir et continuer la lutte pour compléter la Révolution tranquille et la dépasser, passer à mieux, à plus juste. 

Ce travail ne se fait pas sans nous, il ne se fait pas par un parti, un système, une institution.  Il requiert une participation active et exige une conscientisation aux racines de l’injustice et au pouvoir collectif.  Il appelle à la délibération démocratique, à des modes d’inclusion de ceux qui ont été jusqu’à présent exclus. Bref, la quête de justice a besoin de nous tous.  Il aurait été illusoire de croire autrement, de penser que la démocratie et la justice ne sollicitaient notre aval qu'aux quatre ans.

Ne m’en voulez pas si j’ai trop longtemps cru que les pratiques réellement démocratiques et justes étaient théoriques seulement.  J’ai compris qu’elles existent réellement.  Je les ai vues dans la rue, à Hull, sur le boulevard Alexandre-Taché lors de la semaine rouge sang de l’UQO.  Alors que l’anti-émeute les attendait avec les matraques d’un côté et le poivre de l’autre, j’ai vu des étudiants du cégep et de l’université s’asseoir ensemble au beau milieu de la voie publique et tenir une assemblée démocratique.  Mais attention, pas selon le désuet code Morin, mais par la réelle délibération démocratique, avec les mécanismes d’autocorrection et d’inclusion à l’œuvre, devant mes yeux. Habermas serait sans mots. Ils ont délibéré sur les moyens, les buts à poursuivre. Je les ai observés totalement éberluée. Je me disais C’est comme dans les livres de philo politique…

Et la scène s’est répétée.  Sous mes yeux plusieurs reprises, certes, mais aussi, j’en suis convaincue, à travers le Québec tout entier.  Une démocratie directe et horizontale. Respectueuse. Délibérative. Une nouvelle identité sociale qui se pointe… celle d’un citoyen critique, solidaire, actif dans la cité.  Ouvert à la diversité des points de vue et soucieux du bien commun. Voilà une identité qui porte la démocratie délibérative et le projet d’une société québécoise juste.

Nous voilà maintenant dehors, si nombreux, avec nos casseroles.  Il est clair que notre batterie de cuisine parle pour nous, qu’elle fait ce bruit qui donne voix à ce que plusieurs ont peine à nommer : colère, solidarité, ras-le-bol, dénonciation de l’injustice, espoir… La mienne, quand elle chante à 20h le soir, elle donne voix à mon espoir grandissant, parce que j’ai vu dans la rue ce qui est désormais possible : une autre cité, plus juste, une nouvelle identité citoyenne, plus solidaire et militante, un nouvel horizon, plus humain.

samedi 19 mai 2012

Lettre au Premier ministre Charest



Nous vous avions avisé.  Intellectuels, journalistes, artistes, scientifiques, toutes ces voix se sont unies pour vous mettre en garde.  Vous n’avez pas voulu écouter.  Je ne sais pas qui ou quoi vous conseille.  Ça ne peut pas être votre raison, vos décisions sont irrationnelles.  Ça ne peut pas être votre conscience non plus, vos décisions sont immorales.  Restent votre égo, votre ambition, votre soif de vengeance.

Nous voilà ici, maintenant.  Vous nous avez déclaré la guerre et cru que nous serions impressionnés. Vous – oui je dis vous, parce que les ordres, elles sont les vôtres, comme l’est l’ultime responsabilité de tout ce qui s’est produit ces 98 jours – avez éborgné, poivré, matraqué, brutalisé, gazé, arrêté, bâillonné plus d’un millier de nous.  Vous avez porté atteinte, jour après jour, à la dignité humaine au nom de laquelle nous défendons la justice sociale. Vous avez tenté de tout nous enlever. C’est dire tout ce que vous n’avez pas compris !

La solidarité - vous vouliez nous diviser, vous avez fait grandir nos rangs, consolider nos liens ;
La détermination – vous vouliez nous essouffler.  Nous sommes marathoniens.  Rien n’arrête la course vers un monde meilleur;
La mobilisation – vous souhaitiez arrêter notre mobilisation. Nos actions, notre corps entier sont portés par la colère que vous attisez sans cesse. 

Bravo !  Nous voilà tissés les uns aux autres, frères et sœurs d’armes.  Chaque fibre tendue contre vous. 

Vous avez cru nous atteindre maintenant ?  Avec une loi aussi pauvre de raison, de morale et de légitimité que vous ?  Ne voyez-vous pas qui sont ceux et celles qui se dressent devant vous ?  Ne voyez-vous pas avec quelle force créatrice, avec quelle discipline, avec quelle éthique et quel intellect ils et elles répondent à chacun de vos coups, aussi bas soient-ils ? 

La loi 78 ?  Pauvre homme. Vous fertilisez le terreau de la révolte dont vous êtes la cible, vous et vos maîtres porte-feuille.  Vous croyez protéger vos intérêts en protégeant les-leurs ?  Ils tenteront bien de vous larguer, ridicule et contaminé que vous êtes par vos gestes de répression. Mais comme je le disais il n’y a pas si longtemps, la jeunesse québécoise a déterré les racines profondes de l’injustice et elle les laisse à découvert pour nous tous.  Et nous y reconnaissons les PowerCorp, Québécor, RTA, complexe militaro-industriel, bourreaux de l’humanité tout entière. 

Et nous n’avons fini ni de vous, ni d’eux. Vous ne nous faites pas peur.

mardi 15 mai 2012

Message du Syndicat des professeurEs de l'Université du Québec en Outaouais à la DG du Cégep Lionel Groulx

Bonjour à tous et toutes


Je vous écris à titre de membre de l'exécutif syndical des professeur.es de l'Université du Québec en Outaouais.

Ce message vous est adressé à titre de directrice générale, de membre du Conseil d'administration et de représentant.es du syndicat des professeur.es du CEGEP.

Le message peut être diffus.é largement.

Notre Recteur a été le premier et jusqu'à date le seul Recteur au Québec à avoir commis l'erreur que vous vous apprêtez à faire dans votre collège. Nous vous demandons Madame de bien vouloir demander aux forces de l'ordre de se retirer de votre campus afin d'éviter la violence policière, les nombreux traumatismes et chocs post-traumatiques qui en découleront inévitablement, la rupture du climat de confiance entre les étudiant.es, les professeur.es et leur direction. L'UQO vient de reculer de 20 ans dans son développement suite à cette catastrophe. L'élan qui présidait à notre développement depuis 10 ans est éteint.

Une fois que vous signez la demande d'intervention policière, soyez assurée madame que vous ne contrôlerez plus rien. Pour n'en nommer que quelques uns, voici des dérapages qui risquent d'arriver. Sachez que la police est formée pour réprimer. Il y aura de la violence, souvent gratuite. Le code de déontologie policière ne sera pas respecté. Il y aura des arrestations arbitraires. Ici, des professeur.es ont été brutalisés sans même être sur les lignes de piquetage, ainsi que des étudiant.es.

Nous sommes prêts à aller témoigner chez vous, devant votre Conseil d'administration, vos employés et étudiant.es de l'expérience vécue à l'UQO.

Si vous le jugiez nécessaire, nous pourrons trouver des collègues du CEGEP de l'Outaouais qui pourront témoigner de la façon démocratique et responsable avec laquelle la direction du CEGEP de l'Outaouais a réussi à gérer cette crise provoquée par l'octroi d'injonctions.

Faire intervenir la police dans une institution d'enseignement, c'est violer un sanctuaire. La faute est tellement grave qu'après, la haute direction se trouve sans crédibilité pour rebâtir les ponts. Au point tel que même l'éditorialiste en chef du Journal Le Droit a posé la question du départ du Recteur suite à ces évènements. (Pierre Jury, 21 avril 2012, 4e paragaphe)

http://www.lapresse.ca/le-droit/opinions/editoriaux/pierre-jury/201204/20/01-4517601-une-lettre-au-premier-ministre.php


Pour et au nom de l'exécutif du SPUQO

Guy Bellemare, Ph.D.

Professeur titulaire, département de Relations industrielles
Responsable du programme de Doctorat en sciences sociales appliquées
Conseiller syndical membre de l'exécutif du SPUQO
Université du Québec en Outaouais
C.P. 1250, Succ. B
Gatineau, Québec, Canada
J8X-3X7

mercredi 9 mai 2012

Le Conseil municipal de Gatineau refuse de rendre des comptes


Qui ne dit mot consent
Le silence est le frère de la complaisance


Hier, plusieurs étudiants brutalisés par la police de Gatineau pendant les événements du 16 au 19 avril 2012,  ainsi que des sympathisants de leur cause, se sont présentés au Conseil municipal de Gatineau afin d’informer les membres du Conseil de ce qu’ils avaient vécu : arrestations massives et arbitraires/politiques (en deux jours, plus d’arrestations qu’il n’y avait eu jusqu’alors au Québec, incluant Montréal), brutalité policière ayant causé plusieurs blessures, traitement inhumain des manifestants arrêtés (détenus plus de sept heures dans des autobus, sans accès à de l’eau, de la nourriture ou même aux toilettes, plusieurs avec les menottes tellement serrées que leurs mains sont devenues mauves), interventions policières illégales (tendre un piège «kettling» dans l’édifice Brault pour arrêter les manifestants). Plusieurs des gestes posés par les policiers sont des violations flagrantes à leur propre code de déontologie, ainsi que de la loi.

Les élus municipaux nous ont répondu qu’ils n’étaient pas responsables du corps policier de la ville qu’ils dirigent. Pourtant, c’est la ville qui paient leur salaire (le budget s'élève à 58,6 M$ cette année pour le service de police, soit 11,9% de l’ensemble des dépenses municipales). 

Ils ont fait grand cas de la séparation des pouvoirs «la police ne peut être au service du politique» nous a-t-on dit. Les policiers le savent-ils ? Car tout indique que dans cette semaine d’horreurs, c’est le pouvoir politique qu’ils servaient. Une chose est certaine, toutefois : en refusant de se prononcer sur les excès de leur corps policier, les élus de la ville de Gatineau, «le politique», était au service de la police hier soir.  

Les politiciens étaient fuyants, les étudiants informés, critiques, solidaires et éthiques. 
Resteraient-ils aussi silencieux s’il s’agissait de leurs enfants ? Comment se fait-il que les avocats de Francis Grenier, gravement blessé à l’œil par le SPVM considèrent que la loi permet de rendre la ville de Montréal responsable de la brutalité dont a été victime leur client, mais qu’à Gatineau, le conseil municipal considère qu’ils n’ont aucun compte à rendre aux victimes de la brutalité de leur service de police ?

Voici, entre autres, les policiers de Gatineau qui bloquent l’accès d’un blessé et des «médics» qui le soignent à l’ambulance.


lundi 7 mai 2012

Refus global: principes pour un programme de transition


Bons sont les méthodes et moyens qui élèvent la conscience de classe des ouvriers, leur confiance dans leurs propres forces, leurs dispositions à l'abnégation dans la lutte. Inadmissibles sont les méthodes qui inspirent aux opprimés la crainte et la docilité devant les oppresseurs, étouffent l'esprit de protestation et de révolte, ou substituent à la volonté des masses la volonté des chefs, à la persuasion la contrainte, à l'analyse de la réalité, la démagogie et la falsification. (L.T., 1938)

Nous sommes face à un changement de garde. Ceux qui ne veulent que pour eux, dans un élan de préservation de classe, de «survivance pourrissante» de leur pouvoir,  où tous les moyens sont bons, soient-ils frauduleux ou immoraux, sont face aux conséquences de l’adéquation linéaire et tragique entre ambitions et moyens. Des injonctions aux balles de caoutchouc, en passant par le matraque et les arrestations massives.  De leur trahison émerge toutefois un nouvel ordre, porté par des esprits critiques et conscients qui écartent «les magiciens, les charlatans et les professeurs importuns de moral»[1] et qui refusent de corriger le passé, plutôt que d’apprendre de lui.  

De faux alliés leur ont recommandé d’arrêter la lutte. De diluer leurs aspirations. D’être stratégiques en suspendant leurs revendications.  Les étudiantEs ont toutefois compris que cette lutte n’est pas singulièrement celle de l’accès aux études universitaires. Cette lutte a comme noyau l’injustice, où qu’elle se trouve dans les replis malades de cette société sclérosée. Ils nous appellent à les rejoindre dans un mouvement collectif de refus global du modèle social dominant. 

Les frontières de nos rêves ne sont plus les mêmes.

Que ceux tentés par l'aventure se joignent à nous. Au terme imaginable, nous entrevoyons l'homme libéré de ses chaînes inutiles (...).


Les vitrines illusoires du discours hégémonique qui nous cachaient la vérité sont fracassées.

D'ici là, sans repos ni halte, en communauté de sentiment avec les assoiffés d'un mieux être, sans crainte des longues échéances, dans l'encouragement ou la persécution, nous poursuivrons dans la joie notre sauvage besoin de libération.[2]

Je propose qu’on les suive.  Je dis bien «suivre».  Parce que dans l’émergence de cette contestation populaire, dans cette situation historique, ce sont les étudiants qui ont su orienter l’action.  Ils n’ont pas peur d’être «engloutis vivants». «Un peu de lumière se fait à l'exemple de ces hommes [et de ces femmes] qui acceptent les premiers les inquiétudes présentes, si douleureuses, si filles perdues. Les réponses qu'ils apportent ont une autre valeur de trouble, de précision, de fraîcheur…»[3]

Je propose qu’on les aide à analyser et mettre au jour les dérives du système qui nous a menés à cette impasse : «éclairer quels sont les revenus et les dépenses de la société, à commencer par l'entreprise isolée; à déterminer la véritable part du capitaliste individuel et de l'ensemble des exploiteurs dans le revenu national; à dévoiler les combinaisons de coulisses et les escroqueries des banques et des trusts; à révéler enfin, devant toute la société, le gaspillage effroyable de travail humain qui est le résultat de l'anarchie capitaliste et de la pure chasse au profit.»

La honte du servage sans espoir fait place à la fierté d'une liberté possible à conquérir de haute lutte. 

Je propose l'élaboration d'un projet éducatif en fonction d’un idéal social consensuel, qui inclut des mécanismes d’autocorrection pour éviter les dérives identifiées plus haut. Je propose que tous ceux qui sont capables de laisser les intérêts particuliers et corporatistes de côté y participent et que ce projet couvre l’éducation du centre de la petite enfance jusqu’aux études doctorales.  Je propose que l’on fasse appel entre autres aux critères identifiés par Olivier Reboul :

«Un enseignement qui prend la liberté pour fin est celui qui donne à ses élèves non des performances mais une compétence, c’est-à-dire le pouvoir de réaliser un nombre indéfini de performances imprévisibles et pourtant adaptées à la situation.

[…] De même pour l’éducation morale ; la seule digne de ce nom est celle qui ne se contente pas d’inculquer de bonnes conduites mais qui développe la responsabilité et l’autonomie. Ce qui distingue l’enseignement de l’endoctrinement, ce n’est pas que ce dernier soit mensonger, c’est qu’il empêche l’élève de chercher et d’apprendre par lui-même, qu’il réprime la pensée.

Ce qui nous montre, a contrario, que l’enseignement véritable ne va pas sans le développement de l’esprit critique, autrement dit sans le risque que nos élèves finissent pas penser autrement que nous. Bref, une éducation qui prend la liberté pour fin est celle qui donne aux éduqués le pouvoir de se passer de maîtres, de poursuivre par eux-mêmes leur propre éducation, d’acquérir par eux-mêmes de nouveaux savoirs et de trouver leurs propres normes. [...] du moment que la liberté est une fin, elle doit être aussi un moyen privilégié de l'éducation
»[4]

Un nouvel espoir collectif naitra.

Déjà il exige l'ardeur des lucidités exceptionnelles, l'union anonyme dans la foi retrouvée en l'avenir, en la collectivité future.
[5]


[1] L. Trotsky, Programme de transition, 1938
[2] Manifeste du Refus global, 1948
[3] idem.
[4] Olivier Reboul, Le Langage de l'éducation, 1984 : 158-159
[5] Manifeste du Refus global, op.cit.





 

dimanche 6 mai 2012

Jamais l'attitude stérile du spectateur


Regarder la réalité en face; ne pas chercher la ligne de moindre résistance; appeler les choses par leur nom; dire la vérité aux masses, quelque amère qu'elle soit; ne pas craindre les obstacles; être rigoureux dans les petites choses comme dans les grandes; oser, quand vient l'heure de l'action: voilà les règles qui doivent nous gouverner (c'est pas de moi, c'est de Léon)


Ceux qui ont vécu les mêmes événements que moi dans ce conflit qui oppose le Parti libéral aux étudiants et aux citoyens québécois comprendront quand je dis que je peine à trouver le plaisir dans ma vie depuis trois semaines (pour d’autres, c’est sans doute plus long).  Pour trouver la possibilité d’être agréable et sourire aux gens que j’aime et à ceux qui m’entourent, je dois pratiquer une scission intérieure.  J’étouffe celle qui avance sous l’effet des coups des matraques et du sang sur le visage des étudiants, en état de choc sans cesse renouvelé par les images que je ne peux quitter, qui me hantent dans mon sommeil, qui font battre mon cœur à tout rompre, bourdonner son rythme trop rapide  dans mes oreilles. J’ai mal du sourire à mon garçon en imaginant les mères des blessés en vigile aux côtés des leurs.  Alors je me mets sur pilote automatique et je fais semblant de n’avoir rien vu. Vous me direz sans doute qu’il faudra que je consulte… je suis d’accord avec vous. Que je dois taire ce hurlement sourd qui joue en continue dans ma tête, que je charrie de trop généreuses empathies envers les étudiants. Là, je ne suis plus d’accord.


Car je ne peux pas être spectatrice. Aimé Césaire disait «Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur, car la vie n'est pas un spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un proscenium, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse...». [Cahier d’un retour au pays natal].  Mes étudiants terrorisés et blessés non plus, pas plus que les travailleurs de RioTinto Alcan et d’Aveos, ces derniers aussi malmenés par les policiers, les retraités de papiers White Birch, les chômeurs et chômeuses, les sans abri, les camarades des luttes sociales témoins de la grande misère humaine.  Le même cri, en somme.  Le cri qui n’arrive pas aux oreilles du reste du peuple, intercepté par «Occupation double» et autres messages abrutissants qui nous présentent un ours qui danse. Le cri qui fait rire ces messieurs de la haute finance, puisque de cette misère humaine et de ce détournement de notre regard, ils s’enrichissent…

Qui pourrait me demander de me taire, de rester terrée chez moi ou dans mon bureau à attendre que les pantins du pouvoir économique ne jettent des miettes aux étudiants affamés pour faire avorter cette possibilité de mieux pour tous ? Je refuse de laisser mes sœurs et mes frères devenir ceux que Césaire décrivait  :

«l'homme-famine, l'homme-insulte, l'homme-torture
on pouvait à n'importe quel moment le saisir le rouer
de coups, le tuer - parfaitement le tuer - sans avoir
de compte à rendre à personne sans avoir d'excuses à présenter à personne»

Et je veux qu’on rende des comptes.