lundi 11 février 2008

Évaluation et justice sociale

Une analyse de la très géniale Violaine Lemay (2000). Évaluation et justice sociale. Saint-Laurent : ERPI.

Lemay examine le débat entre les deux conceptions de l'évaluation.
«Le premier discours définit l’évaluation comme un processus décisionnel complexe, la situe clairement à l’intérieur d’une problématique d’une justice sociale et réclame sa profonde rénovation, sinon son abolition.

Le deuxième discours la définit au contraire comme une «mesure» intuitive, l’exclut du domaine de la justice pour l’inclure complètement dans celui de la pédagogie, et se porte, explicitement ou non, à sa défense.

Le premier discours est issu du paradigme critique et conçoit que la fonction de l’évaluation est le tri social, puisque «Quel que soit le système de notation utilisé, l’utilisateur décrète à l’avance le taux de réussite qu’il tolérera» (Mager, 1986)

«Il me serait vraiment impossible de donner un A à tout le monde» est un commentaire que l’on entend très souvent. Avec ce système, on dit aux élèves «Peu importe que vous réalisiez bien la performance, seulement un certain pourcentage d’entre vous pourront se considérer comme ayant totalement réussi» (Mager, 1986)

On dit donc de ce système qu’il est rationné.

Ce système provoque des dilemmes :
Lequel, de deux évalués, doit recevoir la plus grande part de cette ressource que sont les «bonnes notes» ?

Celui ou celle qui «travaille» le plus ?

Celui ou celle qui travaille moins en «réussissant» le plus ?

La règle du mérite s’oppose alors à celle de l’aptitude.

Celui ou celle qui a terriblement besoin de bonnes notes pour s’en sortir ?

Celui ou celle qui agit d’une façon conforme aux préférences morales de l’évaluant (politesse, obéissance, etc.) ?

La règle du besoin s’oppose à la règle de la conformité morale.


Lorsqu’il choisit une règle à l’exclusion d’un autre, l’évaluant effectue un choix de nature politique il établit qui doit recevoir quoi

En raison des privilèges que la société accorde aux résultats scolaires, l’évaluant ne distribue pas seulement des notes, il administre la politique de stratification sociale sur la base du dossier scolaire.

À cause de ses effets cumulatifs, selon Baillon (1991), le résultat social obtenu à l’âge de dix ans conditionne tout autant l’avenir social de l’évalué que le résultat obtenu à l’âge de 20 ans. »

Ajoutez à ce tri social le difficile accès à la culture de l'élite qui est consacrée dans le choix des connaissances considérées essentielles et c'est la condamnation de tous les enfants qui ne font partie a priori de cette élite.

6 commentaires:

Missmath a dit…

Billet intéressant et très pertinent quoique déstabilisant. Je ne conteste pas que l'évaluation ne peut jamais être tout à fait objective, je ne conteste pas que la différence entre un A et un B puisse reposer sur des critères extérieurs à ceux sur lesquels portent l'évaluation, cependant j'accroche lorsque l'on est tenté de poursuivre l'induction jusqu'à mettre dans la même classe un étudiant qui réussit un cours d'un autre qui l'échoue. Puisque la discrimination entre la réussite et l'échec repose aussi sur des critères arbitaires, comment peut-on alors distinguer un étudiant qui a atteint la compétence de l'autre qui ne l'a pas atteinte ? Comment distinguer l'étudiant qui n'a pas atteint la compétence, mais qui en possède certains éléments de celui qui n'a rien fait, rien appris ? J'aimerais bien une suite à ce billet, car j'ai la certitude que tu y vois quelque chose qu'il me plairait de percevoir.

Stéphanie Demers a dit…

C'est délicat...
je pense qu'à la base la question qui se pose est "est-ce cet étudiant est capable de réussir ce cours ?" EN principe, s'il est dans le cours, la réponse est "oui". La seconde question, pour distinguer celui qui n'a rien fait de celui qui a travaillé, c'est en fait "est-ce que je suis prête à accepter de ne jamais évaluer au mérite ?" Car s'il n'a rien fait et il réussit, c'est qu'il rencontrait déjà ou a développé de façon autonome autre les ressources pour réussir. La troisième question est celle de l'élève qui n'a rien appris que l'on doit distinguer de celui qui a appris. je suis entièrement d'accord avec toi, Missmath.

Ce que l'on voit actuellement, ce sont des mesures de différenciation qui servent à ajouter des ressources externes pour l'élève qui ne réussit pas à apprendre, avec comme logique que cet élève est motivé à apprendre, mais que ses ressources sont insuffisantes pour répondre à la tâche. Est-ce que cela est pensable après le secondaire, dans un contexte où les domaines d'apprentissage sont cloisonnés ? Je ne sais pas. Une chose est certaine, les tâches qui permettent à l'élève de développer sa compétence doivent être en sa portée, sinon, il ne peut y avoir ni ZPD, ni étayage, ni apprentissage (mais beaucoup de frustration). Est-ce que c'est une question de classement au sens de tri social ? Je ne pense pas. C'est une question d'évaluation préalable au service de l'élève, qui lui dit qu'on appuie son cheminement avec la différenciation jusqu'à ce qu'il puisse être autonome.

En passant, quant à moi, si tu possèdes assez d'éléments de la compétence et tout indique (selon le jugement professionnel de l'enseignant) que tu pourras réussir au prochain niveau d'exigences, tu es compétent. C'est le problème avec les notes. Elles n'indiquent pas si on peut déployer nos compétence de façon autonome. Toujours avec aide, souvent avec aide, parfois avec aide, rarement avec aide et de façon autonome, c'est la seule échelle qui ait du sens dans une approche socioconstructiviste.

cabachand a dit…

En 1944, l'historien Marc Bloch était chargé par la Résistance de voir au renouveau du système d'éducation français. Il y soutenait entre autre au sujet de l'évaluation :

J’ai, comme tous mes collègues, corrigé des copies, interrogé des candidats. Comme tous, je me reconnais sujet à l’erreur. M’arrive-t-il cependant de confondre une très bonne épreuve avec une très mauvaise, ou même avec une épreuve moyenne ? Assez rarement, je pense. Mais, lorsque je vois un examinateur décider que telle ou telle copie d’histoire par exemple ou de philosophie ou même de mathématiques, cotée sur 20 vaut 13 1/4 et telle autre 13 1/2, je ne puis en toute déférence m’empêcher de crier à la mauvaise plaisanterie. De quelle balance de précision l’homme dispose-t-il donc qu’il lui permette de mesurer avec une approximation de 1,2% la valeur d’un exposé historique ou d’une discussion mathématique ? Nous demandons instamment que — selon l’exemple de plusieurs pays étrangers — l’échelle des notes soit uniformément et impérieusement ramenée à cinq grandes catégories : 1 ou « très mauvais », 2 ou « mauvais », 3 qui sera « passable », 4 qui voudra dire « bien », 5 qui voudra dire « très bien » (non « parfait », qu’interdit l’infirmité humaine). Cela du moins partout où les ex æquo sont sans inconvénients. Il faudra faire étudier à un mathématicien le problème des concours à places limitées. Mais là encore, il doit être possible de se garder de raffinements trop poussés, dont l’absurdité ne nous échappe que par suite d’une trop longue accoutumance. Tout vaut mieux qu’une sottise, qui se prolonge en injustice.

Stéphanie Demers a dit…

En 1944... c'est dire que l'école québécoise est prise dans le marasme de l'école traditionnelle, dans la logique du tri social et du positivisme. Si Bloch a compris le ridicule de la chose, comment se fait-il que notre ministre ne la voit toujours pas ? Qui la conseille ?

Sylvain a dit…

Wow ! C-A, merci pour ce texte de ... 1944 !!!

Stéphanie : les con-seillers de Madame la ministre sont sûrement de grands bonzes pré-Duplessistes ;-/
avides de populisme et de nivellement ... électoral par le bas, bien sûr.

cabachand a dit…

De rien Sylvain!

En fait Bloch est un de mes héros (à 31 ans, j'en ai encore quelques-uns ;-) ). Cela dit, si par le plus grand des hasards il vous intéresse de lire la version complète de la réforme qu'il proposait (quelques mois à peine avant d'être exécuté par Barbie), je l'avais publiée dans mes carnets à l'adresse suivante.